NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
ÉLEVAGE
Par FAVIANA, Brice
Entre traditions, bien être animal, réglementations françaises et impératifs économiques, l’élevage, sous toutes ses formes, peine de plus en plus à se faire accepter en France. Aujourd’hui, le fait de considérer les animaux comme une ressource à disposition est remis en question. Jocelyne Porcher, sociologue et zootechnicienne française, nous rappelle cependant que 95% de la population française consomme de la viande (Porcher, 2019) : un paradoxe est remarquable entre l’inquiétude des Français concernant le bien être animal et leurs habitudes de consommation. Les éleveurs, au centre de cette contradiction, sont pris pour cibles et leur légitimité est remise en question.
De nos jours, l’éloignement entre nos sociétés urbaines et les enjeux des territoires ruraux gagne en importance. Pourtant, il y a seulement deux siècles de cela, ces deux milieux étaient étroitement liés et faisaient preuve d’une grande familiarité : en effet, les urbains considéraient grandement le travail des agriculteurs et paysans. Cette considération s’accompagnait d’ailleurs de progrès scientifiques et politiques, qui prônaient l’amélioration de la productivité des animaux en instaurant la médecine vétérinaire, la politique d’hygiène publique et le contrôle par les pouvoirs publics des activités d’élevage et d’abattage. Lors du XIXe siècle, des abattoirs communaux sont imposés : on éloigne les tueries de la ville pour des raisons hygiéniques et de santé. Le spectacle de la mise à mort des animaux en devient invisible et le fossé de méconnaissance entre les urbains et les éleveurs se creuse (Baldin, 2014), accentué par une image dégradante de ces derniers due à l’essor de l’élevage industriel.
Ce dernier, que certains catégorisent d’ailleurs d’élevage intensif, est de moins en moins accepté dans nos sociétés contemporaines. Déjà en 1982, au cours d’une émission télévisée « Le droit de réponse », cette forme d’élevage faisait débat en étant considérée comme faisant partie de l’industrie agro-alimentaire dans laquelle on ne parle plus d’animaux mais de bilan, d’amortissement des investissements, de machines destinées à « pondre, faire de la viande et crever ». Bernard Lambert, éleveur et syndicaliste agricole, répondait en dénonçant la précarité et les conditions de vie médiocres des éleveurs. L’élevage intensif ne laisse aucun accès à l’extérieur pour les animaux, l’objectif étant de les engraisser et de les vendre au plus vite. Ces derniers sont confinés dans un espace réduit, malheureux et sur alimentés (ils prennent généralement 1,5 kg par jour) : bien qu’ils n’aient nipas faim, ni soif ou sommeil, leurs besoins spécifiques et bien être mental ne sont pas respectés. Pourtant, aujourd’hui, 80% des animaux seraient prisonniers de ces élevages industriels, dont 95% des cochons, 99% des lapins et 70% des poules (Charbonneaux, 2017). Cette forme d’élevage est incompatible avec le bien être animal et la préservation de l’environnement mais elle est pourtant plus vertueuse en Europe que dans le reste du monde : elle a vocation à perdurer puisqu’il faut nourrir la population mondiale. En y mettant fin, nous influencerons son accroissement dans une autre partie du monde.
Les petits élevages, les plus vertueux, sont les plus en difficulté alors qu’ils reposent sur un mode de travail extensif, traditionnel. Il faut encourager un certain mode d’élevage : l’élevage traditionnel, extensif qui repose sur la plantation de haies, l’utilisation des prairies ayant une vocation positive sur l’environnement. De fait, le respect du bien être animal, de la santé des personnes sont des moyens crédibles de satisfaire l’intérêt général. Anne Cécile Susanne, agricultrice en polyculture, déclare qu’un éleveur ne peut faire ce métier par volonté d’argent : le domaine de l’élevage est un domaine de passion (Susanne, 2019). Cependant, le seul mode d’élevage rentable aujourd’hui est l’élevage industriel. Le meilleur moyen de perdurer pour les élevages extensifs semble finalement être de s’industrialiser comme tout le monde. Les éleveurs ont l’obligation de s’adapter : les acteurs les plus vertueux sont ceux qui ont le plus de difficultés à survivre. Dans ces conditions industrielles, les éleveurs deviennent des techniciens d’ambiance n’ayant plus de rapport avec les animaux.
Nos sociétés tolèrent de moins en moins la souffrance infligée aux animaux : les agriculteurs et éleveurs souffrent d’une stigmatisation venant, d’après Damien Baldin (2014), historien et sociologue, des catégories sociales cultivées. Cependant, la sensibilité est accrue : la société est de plus en plus attentive à ce qui se passe sur les humains et les animaux : elle dénonce un système et non pas des personnes. Anne Cécile Susanne parle également d’une confrontation des sensibilités car l’éleveur, avant d’en être bénéficiaire, est surtout une victime exploitée de cette mondialisation de l’agriculture. Tout le monde n’est pas habilité à parler d’agriculture : pour comprendre tous ses enjeux, il faut en vivre.
Nous avons donc, d’un côté, une grande partie de la société soucieuse des conditions de vie des animaux, du respect de leur bien être et de l’environnement bien que consommatrice de viande et, de l’autre côté les lobbies de l’élevage intensif qui tiennent le gouvernement et visent à satisfaire les habitudes de consommation de la population. Entre ces deux rivaux, les éleveurs traditionnels, victimes de « l’agribashing »(1) et catégorisés au même titre que les industries. Ces trois corps n’ayant pas le même objectif final, il est important de se demander s’il leur est possible d’emprunter un même chemin, de s’accorder sur une finalité pour permettre à l’environnement d’être respecté, aux animaux d’être bien traités et élevés dans de bonnes conditions, aux habitudes de consommation de la population d’être satisfaites. Damien Baldin évoque une radicalisation des positions beaucoup plus importante aujourd’hui : la notion même de domestication des animaux est interrogée alors qu’elle était une évidence flagrante (Baldin, 2014). Il est parfois supposé que l’Hhomme a domestiqué les animaux pour un bénéfice matériel ou économique. Dans la culture élitiste mais aussi populaire, vivre avec les animaux revient à vivre dans une relation de domestication voir de domination et ce depuis les années 1970-1980. Anne Cécile Susanne, elle, suppose que le problème vient surtout du monde du commerce. Cependant, elle admet une avancée des démarches commerciales, qui appellent à faire évoluer les modes de consommation, à acheter davantage aux éleveurs traditionnels directement (Susanne,2019). Ces évolutions sont en marche et ont vocation à s’accroitre.
Il est nécessaire de conclure cet essai sur le fait que notre planète peut supporter le nombre d’humains actuels mais ne peut supporter autant de mangeurs de viandes et que tout a une conséquence désastreuse sur le monde, comme, par exemple, le prélèvement d’algues riches en calcium pour satisfaire les besoins nutritionnels de ceux qui ont décidé de ne plus consommer de viande (ibidem). Les industriels comprennent que leur modèle prend l’eau et ce ne sont pas quelques vrais éleveurs traditionnels qui nourriront à bas prix une planète où la demande de produits animaux augmente. Ainsi, des produits innovants sont mis en place afin de garantir autant et si possible plus que les produits d’hier. Les industries travaillent aujourd’hui sur des modèles économiques de masse : deux alternatives à l’élevage industriel sont proposées : la viande cellulaire cultivée à partir de cellules animales et de la fausse viande fabriquée à partir de composants végétaux. Nous pouvons espérer parler d’un avenir néo-carnivore, caractérisé par la consommation de "clean meat", de "viande propre" (Porcher, 2019).
Collage, Faviana Brice ©
(1) Le bashing est un anglicisme utilisé pour décrire la forme de défoulement qui consiste à dénigrer collectivement une personne ou un sujet. Dans le cas présent, il s’agit du défoulement contre les paysans et éleveurs.
BIBLIOGRAPHIE
Archives INA, Droit de réponse, 1982.
BALDIN Damien, Histoire des animaux domestiques : XIX-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2014.
CHARBONNEAUX Léopoldine, «Élevage industriel vs. élevage bio : le paradoxe de l’agriculture en France», Émission France 24, 2017, disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=_wCy6IAMSK0
PORCHER Jocelyne, Cause animale, cause du capital, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2019.
SUSANNE Anne Cécile, «L’élevage intensif est-il l’ennemi de l’intérêt général?», Émission France Culture, 2019.