NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
NUMÉRIQUE
Par COLLET, Robin
Image générée par IA sur le site NightCafe Creator Studio, avec la description suivante « enfant qui joue sur écrans tactiles ».
L’adjectif « numérique » ; dérivé de numéro, issu du latin numerus, nombre ; il qualifie initialement ce qui est relatif aux nombres, et par extension dans ce contexte, aux séries de nombres qui codent les applications, programmes, et logiciels informatiques. Quant à lui, le mot « digital » se réfère à ce qui appartient aux doigts, et donc par extension aux téléphones portables, tablettes, et autres écrans tactiles. L’arrivée du numérique dans la vie d’un adolescent joue selon moi un rôle important dans son développement, qui influencera définitivement sa psyché, son comportement, et ses relations. Ce sujet est plus que jamais d’actualité dans un monde qui se digitalise en permanence, laissant une jeunesse avoir accès à de plus en plus, et de plus en plus tôt ; des ordinateurs aux consoles de jeux, en passant par les réseaux sociaux et les jeux mobiles, le digital s’est imposé à tous de manières différentes. J’ai choisi d’aborder le sujet de l’enfance à travers ces mots car les écrans ont joué un rôle décisif dans mon développement personnel, ayant été d’une certaine façon, ma porte de sortie de l’enfance.
Étant né en 2001, ma génération est sûrement la dernière a avoir eu une enfance relativement préservée des écrans tactiles, qui se sont vraiment démocratisés autour des années 2010, nous laissant grandir en dehors de ça jusqu’au collège ; l’émergence des réseaux sociaux (réseaux sociaux de « jeunes », pas Facebook qui était utilisé par nos parents) a eu lieu quant à elle aux alentours de 2013-2016, nous laissant progressivement découvrir Snapchat et Instagram à la fin du collège et au début du lycée. Cependant, il y a eu avant ça une mode des jeux mobiles sur tablettes et téléphones portables, qui a largement influencé notre manière de jouer – en tous cas la mienne. Lorsque mes parents ont acheté une tablette pour moi et mes sœurs, je m’en souviens comme un véritable objet de fascination, sur lequel je pouvais passer des heures à jouer à différents jeux en ligne : gestion d’une ferme dans Farmerama, courses de voitures dans Beach Buggy Racing, éclatement de fruits dans Fruit Ninja, casses-têtes littéraires dans 4 images 1 mot, simulation d’une vie dans une micro-société de pingouins sur Club Penguin, ou jeux de « stratégie » et de combats avec différents niveaux à atteindre dans Angry Birds, ces différentes « applications – jeux mobiles » étaient toujours plus variées et addictives. Plus facile à prendre en main que les jeux d’ordinateurs, moins complexes que les commande des consoles de jeux, et systématiquement gratuits, ces jeux étaient extrêmement accessibles et faciles d’utilisation, à tel point que j’ai rapidement délaissé en grandissant mes LEGOS et autres jeux physiques pour passer mon temps sur la tablette (malgré l’interdiction et/ou la limite de temps imposée par mes parents qui rendait l’expérience encore plus intense!). Ainsi, ma pratique du numérique s’est d’abord faite par le jeu : non seulement jouer sur la tablette me donnait accès à un panel de jeux bien plus large et diversifié que n’importe lequel de mes jouets « physiques », mais en plus me permettait d’interagir virtuellement avec les autres. N’ayant pas encore de téléphone portable, je découvrais les joies des « chats » et des interactions virtuelles avec mes amis, avec qui je pouvais communiquer sans être dans la même pièce ! La plupart des jeux étant en ligne, j’avais la possibilité d’inviter mes amis à jouer sur la même partie que moi, visiter leurs « villages » virtuels sur Clash of Clans, leurs envoyer et recevoir des « vies » ; certains jeux permettant de mettre en place des systèmes de « clans », nous avions la possibilité de communiquer sur des forums et des chats privés sans se voir en vrai. Ces chats de discussions, initialement destinés aux jeux, se transformaient rapidement en conversations classiques d’enfants avec un téléphone mobile dans les mains. C’est ainsi que s’est opéré un basculement, où je n’utilisais plus seulement les écrans pour jouer, mais également pour communiquer avec les autres : cette liberté ouvrait à l’époque des champs de divertissements bien plus larges que tout ce que j’avais connu en m’occupant avec des jouets classiques. Cette mutation des pratiques de jeux et de communication (qui était de toute façon dans l’ère du temps), à probablement été ma porte d’entrée dans l’adolescence. J’ai eu mon premier téléphone portable en 5ème à l’âge de 12 ans, ce qui est généralement considéré comme le début de la puberté.
Mais l’âge du premier téléphone ne cesse d’avancer : selon le site Data Gouv, baromètre du numérique 2020, l’âge moyen du premier téléphone portable était de 9 ans et 9 mois en 2020, et 87% des enfants de moins de 12 ans en possédaient un. Ces chiffres questionnent, voire inquiètent, l’exposition aux écrans étant considérée dans l’esprit collectif comme vectrice d’abrutissement, de paresse, voire de violence pour certains. En effet, beaucoup font encore l’amalgame entre jeux vidéo violent et comportements violent, alors que de nombreuses études démontrent qu’il n’y a pas de lien de causalité réel entre les deux, comme l’explique Vanessa Lalo, psychologue clinicienne et spécialiste des comportements numériques sur les ondes de Radio France, le 14 novembre 2019.
Mais au-delà de l’exposition aux jeux vidéo violents, c’est de l’exposition au écrans tout court dont il est question. Si les inquiétudes montent par rapport aux conséquences d’une exposition prématurée aux écrans, la science tâtonne : il est encore difficile de mesurer les effets réels des écrans sur les enfants et les conséquences supposées néfastes qui y seraient liées. Dans la revue Hémisphères (2022), Claire Balleys, ancienne professeure à la Haute école de travail social – HETS – Genève, suggère de porter le regard sur les parents et leur rapport au numérique. Selon elle, les raisons d’intégrer un écran à la vie familiales peuvent êtres nombreuses et variées : parfois marqueur d’inégalité sociale (on a pu l’observer durant le confinement pendant la pandémie de COVID-19), les écrans peuvent aussi être des outils d’apprentissage et de communication pour les enfants handicapés (des études ont été menées sur les pratiques numériques des enfants autistes), ou encore le reflet de tensions familiales (l’argument du téléphone/de la tablette offert à l’enfant pouvant servir de levier pour remettre en cause un mode d’éducation).
Image générée par IA sur le site NightCafe Creator Studio, avec la description suivante « parents qui surveillent leur enfant depuis le téléphone ».
L’acquisition d’un écran peut également être un moyen de surveillance, permettant aux parents d’être en mesure de communiquer avec leur enfant en dehors du domicile familial, voire de le géolocaliser avec des applications spécialisées en traçage GPS. Selon Claire Balleys, « il est courant d’équiper un enfant avec un smartphone en lui disant qu’il a le droit d’aller seul à l’école ou de sortir jouer à condition d’avoir son appareil. ». Si cette situation peut sembler pénible pour un préadolescent, elle est rassurante pour les parents et peut s’avérer positive dans le développement de l’enfant, lui permettant d’acquérir une autonomie qu’il n’aurait peut-être pas acquise s’il avait voulu sortir de chez lui sans téléphone portable. Combien de fois a-t-on entendu notre mère nous dire « Tu peux aller à cette soirée, mais tu m’envoies un message quand t’es arrivé. » ? Toutefois, Claire Balleys met en garde sur les effets de cette surveillance : « Cela transmet à l’enfant l’idée que sa sécurité dépend du téléphone. L’acquisition de l’autonomie s’en trouve potentiellement mise à mal ». Imposer à l’enfant de communiquer sur ses moindre faits et gestes en dehors du domicile familial pourrait mettre à mal la confiance à établir entre lui et ses parents, et avoir l’effet inverse : ce « pistage » peut être contre-productif dans son besoin d’émancipation, anéantissant toute marge de liberté dans le développement de son autonomie. Mais est-ce de la faute des parents, ou celle du téléphone ?
Si de nombreuses études ont pointé (ou non) les dangers de l’exposition aux écrans chez les enfants, peu ont porté sur l’appauvrissement des interactions entre parents et enfants du fait d’un usage des écrans. Mais selon Olivier Duris (2022), cette deuxième situation est encore plus néfaste pour les enfants, en particulier pour les nouveaux-nés. Le psychologue clinicien, qui s’intéresse aux relations des enfants et des ados avec les écrans, parle de « technoférence parentale ». En effet, « les interruptions régulières des échanges de contact et de regard du fait d’un intérêt porté vers un outil technologique (plus particulièrement le téléphone portable) pourraient nuire aux relations de couple et aux relations parent-enfant » (Duris, 2022). Ces interruptions relationnelles, dans le métro, la salle d’attente, ou encore dans le domicile familiale (lorsqu’un parent, en compagnie de son enfant, est absorbé par son téléphone pour lire ses mails par exemple), sont associées à une altération de la réactivité et de l’attention portée à l’enfant. Ces temps de « technoconférence » privent l’enfant du regard de leur parent pendant un laps de temps indéterminé, absence fortement ressentie notamment par les nourrissons. Ces manques d’attention parentale liés à la technologie questionnent, notamment sur le bien-être émotionnel et le développement psychoaffectif des enfants.
Ainsi, il est difficile de connaître les effets directs des écrans sur le développement des enfants. « Bons » ou « mauvais », les résultats des études sont souvent contradictoires et leur diffusion auprès d’un large public tend à tout mélanger : de quels écrans parlent-on ? Quels contenus ? Quel contexte social ? Quels âges ? Les situations peuvent être aussi nombreuses qu’il y a d’utilisateurs, et il est difficile de faire des généralités sur un sujet aussi complexe. Toutefois, si les enfants sont exposés aux écrans, la question de leur accès est étroitement liée à la situation familiale. Bien que la Science ne connaisse pas encore exactement les conséquences de cette exposition, de nombreuses études portent sur les comportements parentaux qui y sont associés et leurs impacts sur la dynamique familiale. Positifs ou négatifs, ces comportements peuvent être liés à l’exposition au numérique des parents eux-mêmes, mais également à leur mode de consommation, leur maîtrise (ou non!) de ces appareils, leur situation socio-professionnel, mais également leur positionnement vis-à-vis de cette technologie encore très récente ; quoi qu’il en soit, cela ne fait aucun doute que tous ces paramètres ont eux un impact bien réels sur la croissance et le développement de l’enfant.
BIBLIOGRAPHIE
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DURIS Olivier, « Quand l’écran « fait écran » à la relation parent-enfant », yapaka.be, 2022
URL : https://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/publication/ta-135-duris-web.pdf
Hémisphères, « Enfants et écrans, une affaire de famille », juillet 2022
URL : https://revuehemispheres.ch/enfants-et-ecrans-une-affaire-de-famille/
Radio France, « Les jeux vidéos rendent-ils violents ? », 14 novembre 2019
URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-jeux-video-rendent-ils-violent-9209352
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