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Chez soi 

Par  KELLER Sarah et PARRA Anouk

La définition heideggérienne de l’habiter dans « Bâtir, habiter, penser » définit l’habitation comme étant le trait fondamental de la condition humaine.

Bien que l’approche anthropologique autour de la notion ait évolué au fil du temps – la capacité d’habiter la Terre n’est dorénavant plus attribuée qu’à l’Homme mais à toutes sortes d’autres espèces – la pensée d’Heidegger soulève un point

intéressant et essentiel dans la manière dont l’Homme constitue et construit son habitat, soulignant qu’il est insuffisant d’aborder l’habitat humain avec une approche purement fonctionnelle. En effet, d’autres enjeux découlent du fait d’habiter. Habiter est une façon d’être au monde, une expérience intime que nous faisons de la manière d’exister.

(Bonnicco-Donato, 2019).

Dans notre société occidentale, l’habitat se réfère principalement à l’enceinte du logement.

A la question « Où habites-tu ? », nous faisons souvent référence à l’adresse du domicile. Cependant, bien plus qu’un simple abri, le domicile a à offrir toute une dimension identitaire. C’est alors que le terme « chez-soi » intervient. Le rapport de Pascal Amphoux et de Lorenza Mondada, Le chez-soi dans tous les sens, propose de s’intéresser à l’étymologie du nom composé « chez-soi » (Amphoux et Mondada, 1989 : 136).

Cette étape d’analyse est intéressante car l’expression parle d’elle-même, elle éclaire sur la nécessité d’un lieu et d’une personne pour constituer l’entité. En effet, la préposition « chez » s’applique à des pronoms et noms de personne – propres et communs –, le pronom pouvant désigner des espaces variables, allant de la personne, au quartier, à la ville, au pays (ex. chez moi/toi/lui, chez Jean/Proust, chez la voisine, chez les Français…). Elle évoque donc aussi la flexibilité, dans sa définition géographique, de cet espace-là. De plus, on dit le/un chez-soi et mon chez-moi mais pas « ton chez-moi » ou « leur chez-moi ». La marque du « je » se répète, ce qui souligne la préséance du sujet sur celle de l’objet, ainsi que la relation du sujet à l’espace. 

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Chez l’Homme, habiter c’est aussi s’enraciner, laisser des traces sur la Terre d’accueil. L’être humain a toujours une interaction et un impact sur l’espace qu’il pratique. Habiter, c’est vivre, exprimer une façon d’être au monde. Les modes de vie varient suivant les peuples et les régions du globe. Lorsque des ethnologues ou des géographes s’intéressent à un peuple et à sa culture, ils commencent par décrire leur habitat.

Le « chez-soi » a donc une grande valeur sociétale et culturelle. Le sujet étant large, nous traitons le « chez-soi » tel qu’on le connaît dans notre société occidentale, à savoir qu’il évoque souvent la figure spatiale du logement et un rapport à la famille ou à la situation familiale.

 

Le chez-soi est ainsi un lieu habité, par un ou plusieurs individus, qui procure des vertus d’identification et d’orientation dans cet espace et qui le rend alors familier. Cette notion de familiarité va de pair avec l’espace-temps où l’individu habite cet espace dans son quotidien, sa routine, et affirmera alors une certaine imprégnation du milieu. Ce lieu a tout avoir avec l’identité de chacun. Tel un repère spatial, c’est le lieu de vie, de l’intimité, de regroupement et de construction familiale. Il a à offrir une stabilité dans notre manière d’être au monde. Qu’il soit solide et permanent, en dur ou non, mobile ou pas, précaire ou protégé, il semble bien représenter un abri et un repère identitaire pour l’habitant·e. Cette notion d’abri qui nous rapporte à l’idée du chez-soi comme un nid, un cocon. Notamment avec l’émergence de psychanalystes comme Freud qui ont inscrit la conscience, l’inconscience, le moi et le ça, les pulsions, les désirs et l’éducation, il apparaît comme un système complexe d’inhibition de ces désirs qui sont des éléments structurants du psychisme.

Ainsi, le point de vue de ces phénoménologues, psychanalystes et psychologues illumine la notion d’espace, que le philosophe Gaston Bachelard, dans sa Poétique de l’espace (chapitre 4 : « Le nid ») saisira de manière plus fondamentale, à travers la spatialité d’un habitat. Il évoque notamment l’idée d’une « coquille initiale », représentée par le confort de la maison, comme un bonheur sûr, immédiat et en relation à l’habitation première.

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« La maison sert à trouver le socle initial du bonheur, la maison c’est notre premier coin du monde »

(Bachelard, La poétique de l’espace, 1957, chapitre 4).

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Notons qu’à notre époque, les démarcations entre la sphère publique et la sphère privée correspondent souvent à l’intimité familiale et domestique. La maison fait l’objet d’un investissement affectif qui s’affirme dans la définition et l’organisation de la famille.

 

Cette position peut être tout aussi bien un appui qu’un obstacle à être soi dans sa maison. On peut y loger sans être vraiment chez-soi. En effet, cela peut aller jusqu’à rendre la maison un lieu invivable, sans parler de ses caractéristiques matérielles, mais plutôt l’impossibilité d’être chez-soi au milieu des siens. L’auteur Kafka évoquait notamment dans des lettres écrites à son père qu’il ne se sentait chez lui, que lorsqu’il n’y était pas. Régulièrement, il se retrouvait dans une chambre d’hôtel, espace vierge de toute personnification, seul. Là, libéré de l’emprise de son père, libre de l’esprit, il se retrouvait enfin chez-lui, sorte d’exil intérieur, et il écrivait. L’auteur a donc souffert de l’absence d’un chez-soi, l’impossibilité de s’en constituer un autre part que dans son écriture.

(Villela-Petit, 1989 : 130)

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© Hortense Soichet  

Aussi, la maison apparentée au chez-soi, est un espace dûment représenté comme un lieu de recentrement, sans lequel l’Homme serait un être dispersé. En effet, ce chez-soi exprime aussi quelque chose dont on se rappelle, qui a pu nous marquer, un complexe d’images, amplifié par des souvenirs, des sensations, des moments vécus… On peut alors parler d’une certaine notion d’intimité, une intimité vraie avec le milieu qui implique le bien être. Quelle que soit la forme de ce bien être, elle reflète la sensation de quelque chose d’agréable.

 

C’est notamment le philosophe Walter Benjamin (Sens unique, 1928) qui aborde ce concept d’intimité par le biais de son enfance. Des souvenirs de fascination pour les petits espaces dans lesquels on joue, dans lesquels on s’abrite, comme des tiroirs, des coffres, etc. qui sont proportionnés à nos corps d’enfant, à nos mesures et qui présentent alors un lieu rassurant. Il y a aussi une dimension d’intimité à travers le besoin de renfermement de l’espace, les enfants aiment les endroits dans lesquels ils s’enveloppent, s’abritent et se cachent. Ainsi, l’espace présente une certaine forme de coquille, de confort et révèle une forme particulière de relation au monde.

 

En effet, tout cet imaginaire qui s’attache aux habitudes et aux usages, aux activités quotidiennes offrent un ensemble de configuration que constitue ce « nid » dans sa globalité. Un espace qui déploie des types de relation que l’on peut avoir les uns avec les autres, avec l’extérieur, avec les usages etc. ; une relation au monde qui définit l’Homme par l’espace et qui lui confère ou non cette qualité de « chez-soi ». Il s’agit d’une question d’identité à travers des interactions, des relations, des rapports à soi, à l’autre et au nous.

Cela passe aussi par la notion d’hospitalité. L’hospitalité est indissociable d’un lieu, là où il y a hospitalité, il y a ainsi un « chez-soi » que l’on ouvre à autrui ; un territoire qui peut être considéré comme une maison à moins que ce ne soit plutôt un mode d’être, une culture, une langue, un produit des siècles de vie commune qui définirait son intimité et le seul lieu sur terre où cette intimité est possible.

 

De plus, la perception affective du chez-soi se construit individuellement. Au sein d’une même famille par exemple, la perception du « chez-soi » peut être bien différente. Des mécanismes propres à chacun se mettent en place, créant un rapport que le sujet avec les éléments qu’il rencontre, la détermination des seuils entre notamment en jeu. Des éléments comme la lumière, les sons et les odeurs, des caractéristiques visuelles, en somme des paramètres qui font appels aux sens et qui plonge le corps dans une ambiance particulière. Un son, une odeur peuvent directement influer sur quelqu’un, car ils lui sont familiers par exemple, l’esprit fait alors inconsciemment lien avec le lieu pratiqué (Amphoux et Mondada, 1989 : 148). « Rentrer chez-soi » prend alors un sens plus large que de passer la porte de son logement.

En effet, le parcours antérieur pour atteindre ce lieu rentre en compte, et selon la dynamique du lieu pratiqué, il peut être à une distance significative du domicile et s’étendre à l’échelle du quartier. Il y a donc autant de chez-soi qu’il n’y d’individus sur la planète.

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Bernard Rudofski pousse notamment les réflexions sur la relation de l’humanité à l’étendue terrestre avec la notion d’« architecture without architects » (1964). Une telle relation qui ne peut se réduire à la conception traditionnelle en géographie comme une « partie habitée de la Terre ». Il y a une logique de rapport au monde qui fait débat, dans l’habitation contemporaine spécifiquement, à travers la domestication de l’être par exemple (domestication qui vient de domus signifiant maison).

Prenons le cas des grands ensembles, ces bulles dans lesquelles on vit et où, selon la théorie des Sphères de Peter Sloterdijk (Bulles, Sphère 1, 1998), les Hommes sont parqués, dans des endroits clos.

On peut alors se demander comment faire de ces espaces standardisés un espace qui peut être considéré comme un « chez soi » ?

 

 

La notion de « chez-soi » retrace surtout un certain art d’habiter. Les modes d’habiter humains peuvent évoquer la notion de nid, d’un habitat apparenté à un refuge, et renvoie alors à une certaine primitivité. On peut alors établir un lien avec l’instinct animal dans son art de bâtir. L’image du « nid-domicile » ou encore du « nid-chaumière » (Bachelard, La poétique de l’espace, 1957, chapitre 4), revient à l’art de construire et au rapport au corps dans son habitat. Le « chez-soi » englobe avant tout une entité, que chacun se constitue. Il peut se déployer à de multiples échelles, mais fait toujours référence à un rapport particulier entre un individu et l’espace évoqué, et a la caractéristique de susciter une approche sensible du domicile. On parle d’espace habité. Mona Chollet compare dans son livre Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique l’habitat à un second vêtement (Chollet, 2015 : 68). Tel un habit, l’habitat recouvre, protège, induit un rapport intérieur/extérieur. Il crée une intimité et apparaît comme un attrait de la personnalité, il a cette caractéristique de renvoyer l’image de qui nous sommes, en participant à notre construction personnelle et identitaire.

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BIBLIOGRAPHIE

 

AMPHOUX Pascal, MONDADA Lorenza,  Le chez-soi dans tous les sens , Architecture et Comportement, vol.5, n°2, 1989.

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BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace. Paris : Presses universitaires de France, 1957.

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BERQUE Augustin, Qu’est-ce que l’espace habité ?, in : Paquot Thierry, Michel Lussault, Chris Younès (eds) Habiter, le propre de l’humain. Paris : La Découverte, 2007.

 

BONICCO-DONATO Céline, Heidegger et la question de l’habiter. Une philosophie de l’architecture. Marseille : Parenthèses, 2019.

 

CHOLLET Mona, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique. Paris : Ed. La Découverte, 2015.

 

LEROUX Nadège, « Qu’est-ce qu’habiter ? Les enjeux de l’habiter pour la réinsertion », VSR – Vie sociale et traitements, revue des CEMEA, Erès, 2008. 

 

PAQUOT Thierry, LUSSAULT Michel, YOUNÈS Chris (eds), Habiter, le propre de l’humain, Villes, territoires et philosophie. Paris : La Découverte, 2007 [ch 3. «â€¯Habiter », «â€¯habitation », «â€¯habiter », précisions sur 3 termes parents]

 

SLOTERDIJK Peter, Sphères, tome 1 « Bulles ». Paris : Pauvert, 2002 (1998). 

 

SOICHET Hortense, Intérieurs. Paris : Créaphis, 2011.

 

TRIGANO Shmuel, La fin de l’étranger, mondialisation et pensée juive - Le «â€¯chez-soi » en question, Pardès,nº52, 2012/2, pp.9-13. 

 

VILLELA-PETIT Maria, « Le chez-soi : espace et identité », Arch. & Comport. /Arch. & Behav., Vol. 5, no. 2, 1989.

 

WALTER Benjamin Walter, Sens unique. Paris : Payot et Rivages, 1928.

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