NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
EN COMMUN
Par LAGUERRE-PLANES Candice
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Derrière le terme « commun » se cache une pluralité de significations et d’enjeux, découlant de la forme grammaticale utilisée ou d’associations avec d’autres mots, et qui ont été largement investis ces trente dernières années dans différents contextes disciplinaires et territoriaux, notamment avec les revendications autour des communs, issues des mouvements altermondialistes et écologiques.
Dans un sens premier, on qualifie de commun ce qui est «le fait de deux ou plusieurs personnes ou choses », jusqu’à ce qui est usuel, « répandu dans le plus grand nombre » (CNRTL). Ainsi, est commune une réalité partagée par plusieurs personnes indépendamment d’une organisation sociale donnée.
Le bien commun
Substantivé, le bien commun prend une dimension morale et spirituelle. Dans la religion chrétienne, Dieu apparaissant comme « la source infinie de tout être et de tout amour » (Modde, 1949), la notion de bien commun renvoie à l’universalité de l’existant en tant que principe et en tant que fin. Tout être est naturellement appelé à tendre vers la perfection, vers l’imitation de Dieu. Cette définition issue de la philosophie thomiste rejoint celle d’Aristote qui s’opposait à Platon et affirmait le bien commun comme condition intrinsèque à l’être humain, comme recherche d’une vie vertueuse.
Dans le langage courant, la notion de bien commun est confondue avec l’intérêt général dont l’usage est souvent préféré. Selon le philosophe et anthropologue François Flahault, cette réduction à « l’avoir » serait le propre d’une vision occidentale moderne gouvernée par l’économie marchande. Il rejoint en cela la thèse de l’économiste et politologue Riccardo Petrella qui dénonçait à la fin du siècle dernier la destruction du bien commun par les sociétés modernes, dont les valeurs et critères propres à l’économie capitaliste sont devenues seules références de ce qui est bon, utile et nécessaire (Petrella, 1997). Il appuie sa thèse sur « l’inévitabilité d’ “ être et de faire ensemble “ » (Ibidem : 15) et propose de considérer que le bien commun est « représenté par l’existence de l’autre » (Ibidem).
Ce renversement de perspective est soutenu par les sciences modernes qui ont permis d’affirmer l’état social, la coexistence, comme nature de l’être humain (Flahault, 2013). On retiendra ainsi la définition générale qu’en donne Flahault : le bien commun est « l’ensemble de ce qui soutient la coexistence des membres de la société et par conséquent leur être-même » (Ibidem).
Partant de l’existence de l’autre, Riccardo Petrella appelait à la définition d’une gouvernance coopérative mondiale, pour assurer l’accès aux conditions et aux facteurs (matériels et immatériels), à la fois de l’existence humaine, mais aussi de la coexistence entre les membres de la « communauté mondiale » (Petrella, 1997). Il citait l’urgence de considérer et d’organiser cette dernière :
« Nos pays sont confrontés à la nécessité de la construction d’une « bonne » société à l’échelle mondiale. Le rendez-vous est pris désormais avec la solidarité mondiale, et non plus seulement nationale ou continentale. Tel est le défi de la citoyenneté dans le nouveau monde mondial. […] Pour le relever, il ne faut pas chercher à être le gagnant, à s’en sortir tout seul, selon un itinéraire de réussite individuelle, au niveau de son groupe social, du cercle de sa « communauté », à l’échelle d’un pays, voire d’un continent comme l’Europe. Pour le relever, il faut un projet collectif, dépassant la stratégie de la survie, à l’échelle de la première génération planétaire que nous sommes, pour les huit milliards de personnes que nous serons en l’an 2020. » (Petrella, 1997 : 116).
Les biens communs
Au pluriel, les biens communs prennent un sens différent. Dans un discours issu des sciences économiques, ils désignent des biens – ressources matérielles et immatérielles – non-exclusifs (c’est-à-dire dont personne ne peut être écarté de son usage par un mécanisme marchand), et rivaux (dont l’usage peut amener à une dégradation et empêcher l’usage par d’autres). Ils se distinguent ainsi des biens collectifs, ces derniers étant non-rivaux. Le terme renvoie, plus communément, à des ressources – aussi bien matérielles, qu’immatérielles ; naturelles, que du fait de l’être humain – qui doivent et peuvent être partagées en vue de leur préservation.
Elinor Ostrom, économiste américaine et prix Nobel d’économie, avec son ouvrage La Gouvernance des biens communs – pour une nouvelle approche des ressources naturelles, publié en 1990 (et traduit en français seulement vingt ans plus tard), a lancé un regain d’intérêt pour la recherche et proposé un cadre théorique pour l’analyse de l’action collective dans la gestion des ressources (Cornu, Orsi, Rochfled, 2017). S’opposant à la « tragédie des biens communs » explicitée par Garett Hardin, écologue américain, dans un article de 1968, elle s’est attachée à montrer qu’en dépit de la « tentation de resquiller » (propre au bien commun par nature différent du bien public, et donc appropriable) les individus sont capables de s’auto-organiser pour gérer durablement certaines ressources, et qu’une telle organisation n’aboutit pas nécessairement à l’extinction de la ressource.
Elle propose ainsi une troisième voie entre le marché et l’état : la reconnaissance de la communauté comme acteur clé de gestion des ressources (Antona, 2017).
L’International Journal of the Commons, fondé, en 2007, par Elinor Ostrom et ses collaborateurs relate qu’il y a une dizaine d’années, les études autour des biens communs se centraient autour des « Big Fives » : les pâturages, les pêcheries, les forêts, les systèmes d’irrigation et la gestion de l’eau. Depuis 2007, d’après leur base de données, ils constatent certes une augmentation des études autour de l’eau mais surtout un intérêt croissant pour ce que l’on a appelé les « nouveaux communs », tels que les communs numériques, la conservation de la biodiversité, la génétique et la technologie (Van Laerhoven, 2020).
On s’aperçoit ainsi que la définition et la délimitation du concept de(s) bien(s) commun(s) s’avère difficile, notamment de par la grande variété des ressources que l’on peut y trouver, à laquelle on peut aussi ajouter les biens communs sociaux, intellectuels, culturels ou encore « vécus » (Flahault, 2013); mais aussi par la divergence des points de vue quant à l’emploi du pluriel ou du singulier (Caroline, 2018).
Un retour par l’origine historique du concept des communs permet de comprendre les confusions qui ont amené certains chercheurs à réduire le terme à des ressources, et qui plus est, utilisées par tous et sans contrôle (Caroline, 2018). La forme historique des communaux renvoie à une gestion commune de certaines terres par un groupe de personnes pendant une période de temps limitée dans l’Europe d’avant la fin du Moyen-Âge, et la thèse de Garett Hardin reposait sur l’idée d’un accès à ces communs complètement libre (Ibidem). Dans un discours précurseur de critique de l’urbanisme fonctionnaliste (adressé à des architectes), Ivan Illich faisait référence à la destruction des communaux, entraînée par leur transformation en ressources économiques, comme une des causes de l’inhabitabilité de notre monde. Pour lui, les communaux étaient la trace de la communauté :
« Il ne peut y avoir d’art d’habiter en l’absence de communaux » (Illich, 1984 : 13).
Les communs
Les communs, au-delà des ressources, désignent aussi les formes d’usage et de gestion collective de celles-ci. Les communs sont ainsi caractérisés par une triade : ressource, communauté commoners, et pratique commune commoning qui définit des règles d’accès, de partage et d’usage. Elinor Ostrom fixaient les conditions d’une gestion commune en ces termes : une claire définition des limites de ce commun, des règles d’appropriation cohérentes avec les conditions locales, des dispositifs de choix collectifs, des principes de surveillance et de sanctions graduelles appliquées directement par la communauté, des mécanismes de résolution de conflits et enfin la reconnaissance des droits d’organisation de la communauté (Van Laerhoven, 2020).
Cependant, l’organisation d’une telle action collective, pose la question de l’hétérogénéité des acteurs, à la fois dans leur capacité à comprendre les dimensions de leurs actions sur l’environnement commun mais aussi les différentes représentations qui président à leurs actions. Ostrom y répond en basant son modèle sur la confiance, ces modes de gouvernance passeraient par la création d’institutions dont on chercherait à assurer la confiance, et ainsi la réciprocité et la réputation, par le respect de la règle (Antona, 2017). D’autres auteurs fondent leur thèse sur les relations de réciprocité entre les humains, produisant les valeurs éthiques de confiance et de réputation (Ibidem).
Une mise « en commun »
Christian Laval, co-auteur de Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle avec Pierre Dardot (2014), pointe la confusion qui existe dans la traduction du terme anglais commons par « biens communs ». Ils s’attachent ainsi à abandonner la définition naturaliste du commun dans laquelle le climat par exemple ne peut être considéré comme un bien commun par essence, et font référence à l’étymologie latine pour redéfinir le commun comme
« un acte politique de mise en commun » (Laval, 2015). Ainsi, la thématique des communs va bien au-delà de la question des ressources et de savoir lesquelles pourraient ou devraient être qualifiées de communes, et à qui la propriété et la gestion en incombe. Ce qui est commun, c’est aussi « ce que nous décidons de mettre en commun » (Laval, 2015), au service du bien commun.
À l’origine de l’entrée de la thématique dans le débat public, on compte de nombreuses expériences et mouvements qui cherchent à lutter contre la privatisation de certaines ressources ou enclosures. Dans un contexte de privatisation croissante des espaces publics et ainsi de la réduction des espaces dédiés à la vie en commun et aux échanges entre citoyens, des mouvements (tels que le mouvement Occupy) « s’emparent des places publiques comme lieux de protestations et d’expérimentations collaboratives et participent à ré-imaginer les pratiques urbaines de rassemblement et de contestation dans le cadre l’action politique globale » (Festa, 2018).
Derrière les communs, ou ce « en commun », il y aussi une idée de transformation sociale et politique, de promotion d’autres manières de faire société, d’autres manières d’organiser la citoyenneté.
Ainsi, en dehors d’un débat d’idées complexe, le mouvement des communs est riche d’un grand terrain d’expérimentations hétérogènes d’agir en commun. Dans les terres et dans les villes se dessinent de nouvelles traces, s’expérimentent d’autres manières de consommer, de produire, de partager, de travailler, d’habiter nos milieux. À travers des jardins partagés, des formes d’habitat participatif, de foncier solidaire, des « fablabs », des tiers-lieux, des occupations de place, des réappropriations de friches, des bibliothèques mobiles, des mécanismes d’entraide et de solidarité qui s’organisent dans le restaurant de quartier pour aider les familles dans le besoin en ces temps de crise sanitaire, on peut choisir de voir des leviers de reconstruction de notre citoyenneté.
Ces initiatives se partagent souvent librement et se diffusent, devenant à plus forte raison une ressource commune. Elles donnent espoir et sont preuves que l’on peut habiter nos milieux, notre planète, nos relations autrement, à l’aune de crises écologiques, économiques, sociétales et sanitaires, par cet élan naturel qui nous a enclin à définir cet « en commun ».
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BIBLIOGRAPHIE
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LUCARELLI Alberto (et MORAND-DEVILLE Jacqueline), « Biens communs et fonction sociale de la propriété – Le rôle des collectivités locales », Journal du Mauss, publié le 23 avril 2014, [En ligne]. URL : http://www.journaldumauss.net/spip.php?page=imprimer&id_article=1118, consulté le 04/01/21
MODDE André, « Le bien commun dans la philosophie de Saint-Thomas », Revue Philosophie de Louvain, troisième série, tome 47, n°14, 1949, pp. 221-247. [En ligne], URL : www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1949_num_47_14_4190, consulté le 07/12/20
PETRELLA Riccardo, Le bien commun : éloge de la solidarité,Paris, Édition Page deux, collection Cahiers Libres, 1997.
VAN LAERHOVEN Frank, SCHOON M., VILLAMAYOR-TOMAS S., « Celebrating the 30th anniversary of Ostrom’s Governing the Commons : Traditions and Trends in the Study of the Commons, Revisited », International Journal of the Commons, 14(1), 208-224, 2020. [En ligne], URL : https://www.thecommonsjournal.org/articles/10.5334/ijc.1030/, consulté le 30/12/20.