NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
Appropriation murale
Par LE PESTEUR Marius et TURCHI Emma
« Les murs murant Paris rendent Paris murmurant »
Victor Hugo
Appropriation : subst.fém.
A. [idée dominante de l’adaptation] Action d’adapter quelque chose à un usage déterminé, le rendre propre, l’adapter à une destination précise.
B. [idée dominante de la propriété] Action de s’approprier une chose, d’en faire sa propriété.
(CNRTL, 2012)
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Dans le sens sens commun, l’appropriation relève d’une adaptation ou d’une idée de propriété. Nous tentons ici de cerner cette notion au travers de différents paramètres, tels que les résultats, les acteurs et les actions. On émet l’hypothèse que l’appropriation, dans son sens le plus général, est influencée par certains paramètres comme la subjectivité, la culture ou encore la catégorie sociale à laquelle on appartient. Chacun de ces paramètres nous poussera vers un type spécifique d’appropriation, propre à chaque individu, un résultat issu d’une action d’appropriation. Cette dernière reste néanmoins régie par des acteurs et actrices. Si certain·e·s la permettent, l’encouragent ou la tolèrent, d’autres l’entravent. Par exemple, des entités étatiques érigent des lois d’aménagements et d’urbanismes qui peuvent bloquer des processus d’appropriation lorsque celle-ci est jugée maligne ou néfaste.
Nous tentons ici de distinguer les appropriations temporaires de celles permanentes. Au sein des espaces publics, les appropriations permanentes seraient dérangeantes. Dans la mesure où notre liberté s’arrête où commence celle d’autrui, une appropriation permanente d’une portion d’espace ôte à l’autre la possibilité de s’approprier le lieu de manière éphémère.
Nous appréhendons ici l’appropriation sous le prisme des affichages, tags ou graffitis. En recouvrant l’espace urbain dans sa dimension physique, l’espace urbain vu comme le support d’expressions diverses engendrant des ambiances urbaines. Les affichages muraux ne s’approprient-ils pas de manière quasi permanente de ces lieux ? Ne confisquent-ils pas d’autres possibles ?
Lorsqu’un usager marque les murs de la ville, de l’espace urbain, il s’empare du lieu et se l’approprie exclusivement ou narcissiquement, à son seul profit ou au profil d’un groupe de la population. Son action peut constituer une confiscation exclusive d’une portion d’espace. Les murs, supports de ces affichages, relèvent la plupart du temps de la propriété privée (murs d’immeubles, de maisons ou d’autres édifices qui ont des propriétaires) mais des règles collectives dont l’État se porte garant les régissent en tant qu’espaces appartenant au domaine public, donc potentiellement d’accès libre à tou·te·s citoyen·ne·s, à l’opposé, des appropriations dans le domaine privé qui ne nécessitent le consentement que des seuls propriétaires. En ces termes, elles incarnent alors leur liberté d’action et leurs droits sur la chose. Lorsqu’il s’agit d’espaces publics, leur aménagement, leur spécification et leur adaptation sont le résultat d’accords de la collectivité qui peuvent se traduire de différentes formes, en aucun cas un·e citoyen·ne n’a le droit de s’approprier de cet espace de manière perenne. Ce que l’on nomme alors
« appropriation sauvage », c’est le fait de s’autoriser et d’imposer aux yeux de tou·te·s des œuvres, affichages, sans aucune autorisation préalable. Cela devient, dès lors, une forme illégale d’appropriation, une expression de l’individu dans le collectif qui échappe aux règles régissant les espaces publics.
Vivre dans un espace génère nécessairement une appropriation, elle peut être liée à des souvenirs, à de l’immatériel mais aussi comme l’acte de laisser une trace dans notre espace vécu et c’est ce prisme là que nous développons dans cet écrit. L’action de laisser une trace sur l’architecture, qu’elle soit naturelle ou fabriquée de toute pièce par l’Homme, remonte à des millénaires. L’Homme a depuis toujours été attaché et captivé par les traces : celle qu’il laisse ou celle qu’il découvre. Elles permettent de représenter, de se souvenir, de commémorer et devient alors corollairement le moyen de rendre compte des évolutions. Les traces sont les seules choses que l’on laisse derrière notre passage.
« Depuis qu’il y a des hommes, il y a des murs [...] soit naturels, soit que les hommes ont édifiés pour se mettre à l’abri, délimitant par là un espace intérieur, d’un extérieur. [...] Et depuis qu’il y a des murs et des hommes, ces derniers ont utilisé les premiers comme supports privilégiés de leurs projections [...] : soit en retirant la matière au mur ; soit en y ajoutant grâce à un marqueur, un colorant »
Martine Lani-Bayle (1993 :15).
De la Préhistoire, en passant par l’Antiquité et ce jusqu’à nos jours, l’Homme a laissé des traces. Il s’est approprié l’espace construit ou naturel. On retrouve des peintures rupestres dans des grottes, des hiéroglyphes de l’Égypte antique dans les tombeaux, des gravures romaines à Pompéi, puis aujourd’hui des tags et affiches sur les murs de nos villes.
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Le mur est une entité physique opaque et verticale, il sépare et cloisonne. Si l’architecture contemporaine l’abandonne au profit des façades rideaux et de la transparence, le mur reste l’élément principal qui structure l’espace et la ville. La ville ne saurait exister sans mur. Ce dernier, en générant des vides et des pleins, dessine les rues et les places qui fabriquent la ville. Il devient le support élémentaire d’une libre expression, qu’elle soit artistique ou contestataire.
Si dans son essai L’Art à l’état gazeux, Yves Michaud définit l’entrée dans l’art contemporain par la dématérialisation de l’œuvre d’art, ce glissement relève pour nous plutôt de l’évolution d’un art réservé à une élite de la culture qu’à un art pour tous.
Le street art, se sert des espaces publics comme support. Ce mouvement d’art contemporain déconstruit complètement l’essence de l’œuvre d’art dans le but d’acquérir le maximum de visibilité et rend ainsi l’art accessible à toutes et tous. Son support n’est plus une toile mais l’espace urbain et plus particulièrement le mur. Se servir de cette entité physique comme support n’est pas anodin ; si l’espace urbain, dans toute son effervescence, représente un lieu de communication privilégié, il impose une prise de risque. La dimension illégale et interdite de ces actes artistiques fédère une puissance propagatrice cette appropriation sauvage de l’espace urbain.
Si ces artistes, qu’ils soient connus ou non, préfèrent enfreindre les règles de l’espace urbain, c’est parce que, dans le souci de rendre l’art accessible à tous, la visibilité prime sur la prise de risque. L’artiste fait sien, le temps que perdure son œuvre, le mur, support physique de cet art urbain.
Le mur et l’espace urbain deviennent parfois le médium de revendications politiques et sociétales. Pour protester ou s’exprimer, la société peint, dessine et colle sur les murs de nos villes. En septembre 2019, des messages, écrits en lettres capitales sur des A4, sont collés chaque nuit sur les murs des grandes villes françaises.
Ce mouvement protestataire des « colleuses », en dénonçant des faits précis, apporte du soutien aux victimes et aux familles des victimes, sensibilise les passant·e·s et tente d’atteindre par leurs actions la sphère politique.
Ces affichages traduisent la colère et l’incompréhension des autrices de ces mots qui risquent de se faire interpeller par la police. L’esthétisation de ces revendications et leur caractère illégal et transgressif rend la portée du message plus puissante. Les « colleuses » s’approprient l’espace urbain au service de la société, pour y afficher de puissants messages. Leurs collages deviennent la représentation des revendications d’une collectivité, de la société où d’un individu.
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Fondamentalement liée à l’humain, à l’individu et à la société, ces affichages génèrent une ambiance urbaine. De par leurs présences physiques, ils interpellent les passant·e·s et suscitent le débat. En porte à faux des règles de gestion des espaces publics, ils expriment la sensibilité d’une individualité au sein même de l’espace urbain collectif. Ils traduisent un désaccord certain avec le contrôle des espaces partagés publics ainsi que certains choix politiques.
Si l’on interprète l’appropriation comme le fait de vivre l’espace ou d’agir sur ce dernier pour lui donner un sens personnalisé, une ambiance dans un cadre autorisé, l’appropriation sauvage par son caractère non autorisé et provocateur de débats nécessite une confiscation d’un espace d’usages collectifs.
Les ambiances urbaines générées par l’expression de la sensibilité d’un individu peuvent provoquer un sentiment d’appartenance chez certaines personnes, ou au contraire de désaccord : quoi qu’il arrive, elles engendrent un débat, une dichotomie. En transformant l’espace urbain, les appropriations sauvages offrent de nouvelles dimensions de l’espace, elles sont capables de faire muter les pratiques spatiales, et génèrent même parfois de nouvelles attractivités. L’histoire nous a montré que des lieux oubliés, comme les friches industrielles, souvent supports de ces affichages, marquages acquièrent une nouvelle forme d’attractivité.
Ce type d’appropriation, expression artistique ou contestataire, peut alors devenir le levier de nouvelles dynamiques.
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BIBLIOGRAPHIE
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Appropriation, publié en 2012, consulté le 30/11/12 et disponible sur : http://www.cnrtl.fr/definition/appropriation
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DURIEU Hélène, Le tag et le graffiti, des modes d’expression et d’appropriation de l’espace contemporain, Liège Université, Faculté d’Architecture, 2018, disponible sur : http://hdl.handle.net/2268.2/5443
Laboratoire AAU, L’appropriation de l’espace public : transgression et participations habitantes, publié le 01/03/2018 et disponible sur : http://ehas.hypotheses.org/1470
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LANI-BAYLE Martine. Du tag au graff’art : les messages de l’expression murale grafftée, Paris, Desclée De Brouwer, 1993.
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MICHAUD Yves, L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Édition Stock, 2003.
RIPOLL Fabrice, L’appropriation de l’espace au regard des mouvements sociaux contemporains : quelques réflexions sur les enjeux, modalités et ressources de l’action, Eso Travaux et Documents (Université de Caen), n°21, mars 2004, pp. 45 à 50, disponible sur : http://eso.cnrs.fr/
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SÉCHET Raymonde, VESCHAMBRE Vincent (dir.), Penser et faire la géographie sociale, Contributions à une épistémologie de la géographie sociale, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, Géographie Sociale, 2006, publié le 13/02/2013 et disponible sur : http://books.openedition.org/bookspur362
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