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CHEMINEMENT SONORE

Par PIZZANELLI Léa
 

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Chaque ville possède une atmosphère propre qui influe une manière de vivre particulière. Les ambiances sont en relation avec les caractéristiques géologiques, paysagères et climatiques du milieu, mais aussi avec l’environnement construit et les usages qui y prennent formes. Les phénomènes sonores ont un rôle fondamental dans l’expérience et la représentation de l’espace construit. Le principe de l’écholocation, très développé chez les animaux est aussi pratiqué par les humains pour ressentir la position et la distance à laquelle ils se trouvent par rapport à un objet. Le corps humain doté d’un système sensori-moteur, capte les effets acoustiques qui l’informent sur la dimension spatio-temporelle d’un environnement et maintiennent sa cohérence. Les sons de notre corps en mouvement et celui des autres jouent un rôle capital dans l'expérience sonore de la ville, ils sont des signes de notre propre présence corporelle dans l'espace ainsi que de celle des autres. 


« [La] fabrication de l'environnement sonore urbain dépend en grande partie des pratiques sociales bruyantes. Des pratiques qui sont ancrées dans le fait urbain, qui en rythment la cadence» (Chelkoff, 1996 :4). L’usager est ici compris non pas comme un simple réceptacle mais comme un acteur sonore permanent, sa voix, son corps produisent des sons, il peut également émettre du bruit à travers l’utilisation d’objet. Les cheminements participent à la constitution de cet environnement en créant un espace métabolique en constant mouvement qui en retour nous façonne et nous conditionne. Marcher c’est dessiner une trajectoire dans un espace. C’est l’acte le plus naturel et banal de l’Homme. La rhétorique de la marche, énoncée par Michel De Certeau puis Jean-François Augoyard, considère les cheminements comme une forme d’expression. Ils deviennent un espace d’énonciation où le marcheur peut manifester sa singularité et sa présence dans le monde. Selon ses intérêts, ses désirs et ses capacités physiques, l’individu choisit une direction particulière, de manière aussi consciente qu’inconsciente.

Les trajectoires rythmées au gré du marcheur deviennent alors imprévisibles, elles spatialisent et marquent des limites. Par leur nature imprévisible elles sont l’expression des « ruses subtiles et [des] tactiques de résistance par lesquelles [l’Homme ordinaire] détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon. »

(De Certeau, 1990 : 416). Ces évènements accidentels ou planifiées, inventent et transforment des espaces. L’imbrication du corps dans le paysage sonore relatant des pratiques habitantes, devient une donnée importante dans la compréhension d’un territoire et peut devenir matière à projet pour renouveler les processus de conception architecturale et urbaine à partir des ambiances sonores. 
 

Le cheminement et l’écoute mettent en avant des situations de territoires, des expériences vécues. Ce sont des manières d’entrer dans le récit d’un lieu. Le cheminement est à la fois un moyen d’arpenter et découvrir un territoire dans sa dimension sensible. C’est donc un outil méthodologique dans la pratique du terrain et une manière de créer un nouveau récit à travers le parcours articulant plusieurs espaces. Durant le 20ème siècle, des mouvements artistiques ont initié un nouveau genre de performance : des excursions dans les endroits les plus banals de la ville. La dérive lettriste ou la déambulation surréaliste proposent « d’éveiller les zones inconscientes de la ville » (Careri, 2013 : 88) à travers la marche dans le but d’atteindre un style de vie alternatif dans la façon d’habiter la ville, situé en dehors et contre les règles de la société dominatrice. 
 

À travers l’étude des ambiances sonores, les usagers sont directement pris en compte dans le processus de fabrication de la ville ce qui les mène à un travail complémentaire avec les concepteurs. Prendre en compte la dimension sonore dans la conception permet d’enrichir l’éventail des expériences que l’on peut avoir au sein d’un espace. Ce serait une manière de transmettre, préserver et valoriser l’héritage culturel sonore. Le projet Alter Bahnhof Video Walk de Janet Cardiff et George Bures Miller réalisé en 2012 vise à revaloriser cette écoute des lieux pratiqués quotidiennement. A travers une vidéo et une bande son préenregistrées, la voix de Janet Cardiff nous guide dans la gare de Cassel en Allemagne. Le récit est à la fois composé de fragments d’histoire personnelle, d’observations et d’impressions qui nous mène à la réactivation d’un souvenir historique de la gare : la déportation des juifs vers les camps de concentration. Janet Cardiff propose la réactivation de l’écoute à partir d’un processus d’historicisation affective. Le visiteur se déplace dans l’espace, immergé dans deux monde à la fois, celui de la vidéo et celui de la réalité physique qui l’entoure. La méthode d’enregistrement binaurale employée ici permet également de retransmettre une sensation stéréophonique tridimensionnelle, cet effet est amplifié par la présence de l’auditeur dans l’espace même où les évènements se sont déroulés. L’espace transmis par les écouteurs et la vidéo se superpose au présent, les éléments sonores et visuels ouvrent des perspectives vers le passé et peuvent même créer une confusion. Pendant un instant l’histoire de la gare se matérialise par l’affectivité. Ainsi, le projet artistique redonne une identité propre au lieu en révélant son histoire par le canal sonore et renouvelle l’expérience du visiteur de la même façon.  

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Bibliographie

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Augoyard Jean-François, Le pas : Approche de la vie quotidienne dans un habitat collectif à travers la pratique des cheminements, thèse de doctorat de 3e cycle, Université des sciences sociales de Grenoble u.e.r  d’urbanisation - aménagement, 1976.

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BALER Jennifer M., « Movement That Matters Historically : Janet Cardiff and George Bures Miller’s 2012 Alter Bahnhof Video Walk », Discourse, vol.35, nº2, 2013, pp.212-227.

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Careri Francesco, Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, Paris : Ed. Jacqueline Chambon, 2013.

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CHELKOFF Grégoire, Entendre les espaces publics, Rapport de recherche, ENSAG, Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, 1988.

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De Certeau Michel, L’invention du quotidien – vol. 1 : « Arts de faire », Paris: Ed. Gallimard, 1990.

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ROULIER Frédéric, « Pour une géographie des milieux sonores », Cybergeo : European Journal of Geography, 1999, [En ligne] février 2020, URL : https://journals.openedition.org/cybergeo/5034 

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