top of page

JEUNES DE CITÉ

Par TRAYNARD Pauline 
 

Bien que les parcs HLM des Grands Ensembles ont permis de pallier à un manque de logement évident après la Second Guerre Mondiale et qu'ils logent actuellement 15 % de la population française, cela n'est pas suffisant pour contrer les critiques et les représentations négatives dont ils font l'objet actuellement (Donzelot, 2012). Depuis l'arrêt officiel de leur production en 1973, les politiques de la ville n'ont pas eu de cesse de vouloir résoudre la question sociale qu'ils symbolisent : question qui, d'après Jacques Donzelot (2009), s'appuie sur les limites spatiales des territoires de relégations que sont les Grands Ensembles par leurs formes architecturales de tours et de barres.

 

« Je ne ferai aucun amalgame en confondant les jeunes et les voyous » a déclaré Nicolas Sarkozy après une visite mouvementée à Argenteuil en juin 2005. Ce discours politique médiatisé met en évidence l’existence d'une certaine porosité entre l'identité personnelle de chaque « jeune » et celle qui leur est assigné à travers de leur lieu d'habitat. C'est pourquoi, dans cette réflexion, il sera question de définir la notion de « jeune » au travers de l'influence qu’a un lieu de vie sur la construction identitaire. En d'autres termes, que signifie « être jeune » lorsqu'on vit dans un Grand Ensemble ? Comment ce lieu d'habitation confère-t-il une identité particulière à ce groupe social ?

 

Identité individuelle : identité de l'entre-deux

 

Pour Saïd Belguidoum (2000 : 1-2), la restructuration de l’activité économique en France depuis les années 1970 a durablement impacté les processus de construction identitaire et l'identification des jeunes issus de quartiers populaires dans la société. La montée du chômage qui a touché ces quartiers où les habitants étaient principalement ouvriers, a eu pour conséquence de bousculer les rapports qu'entretiennent les jeunes-habitant·e·s avec la société.

 

D'après Belguidoum, le milieu familial dans lequel ces jeunes grandissent impacte leur construction identitaire ; notamment, lorsque les familles sont issues de l’immigration. Bien que ces jeunes ne partagent pas majoritairement la culture, la religion ou encore le projet de retour au pays des parents, « l’appartenance supposée ou présupposée, réelle ou fictive à un groupe culturel devient dans de nombreux discours le critère premier de classification identitaire » (Belguidoum, 2000 : 2). Ces jeunes perdent alors le repère, et se retrouvent dans une situation où une identité leur est assignée alors qu'eux mêmes ne s'y reconnaissent pas. De plus, l'échec que représente pour les familles le « projet d’immigration en panne » (Belguidoum, 2000 : 3), disqualifie leurs rôles parentaux et met à mal l’acquisition, pour ces jeunes, « des nouvelles exigences de socialisation du monde » (idem).

 

De plus, l'école joue aussi un rôle dans la construction de l’identité des jeunes. D'après Belquidoum (2000), ils ont une motivation réelle à réussir, mais la prise de conscience des difficultés d’accès à l'emploi, dès les plus jeunes âges, impacte leurs choix en matière de trajectoires sociale et professionnelle. Tandis que pour certain·e·s, l'école est perçue comme un ascenseur social grâce à l’acquisition de diplôme ; pour d'autres, l'utilité des diplômes est mise en doute face à la dure réalité sociale. C'est pour cette raison que certains jeunes préfèrent entrer rapidement dans la vie active – en optant pour une filière scolaire courte –, ou choisissent une trajectoire déviante, voir délinquante. Au travers de son analyse sur la construction identitaire des jeunes vivant en Grands Ensembles, Belquidoum (2000) classe la jeunesse selon trois grands profils : « l'étudiant », « le galérien » et « l'entrée à petit pas dans la vie ».

Il est étonnant de constater qu'après une analyse aussi aboutie, l'auteur finisse par adopter une méthode de classement : cette méthode, à mon sens, ne prend pas en compte la pluralité et la diversité des profils de chaque individu, ce qui tend à laisser penser qu'un lecteur non spécialisé sur le thème pourrait se méprendre et croire qu'il existe trois catégories homogènes de jeunes vivant en Grand Ensemble. Bien qu'il précise que chaque individu peut changer de catégories à tout moment et que, donc, l'identité d'un de ces jeunes n'est pas immuable, l'auteur, de cette manière, assigne,tout de même, une identité à cette jeunesse. Il faut donc manier les mots avec prudence car nommer les êtres ou nommer les lieux a un impact sur le processus de construction identitaire des individus et des lieux en question.

 

Toutefois, si l'on se base sur la classification faite par ce sociologue – si ces jeunes construisent bien leur identité en fonction de ces trois profils – cela signifie que l'identité n'est pas seulement une construction individuelle mais qu'elle est aussi collective. 

 

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

Identité individuelle et collective : la bande de jeune

 

Le processus de constitution de « bandes de jeunes » dans les Grands Ensemble est alors un exemple type de la construction d'une d'identité à la fois individuelle et collective.

 

À cause de la montée du chômage dès les années 1970 et les difficultés d'intégration sociale que ces jeunes rencontrent à cause des stigmates formulés à leur égard (Roudil, 2010 : 33), la sociabilité des pairs joue un rôle particulier dans la construction de l'identité individuelle des jeunes.

 

Selon Marwan Mohammed qui s'est intéressé au monde de la bande dans le processus de trajectoires délinquantes des jeunes de cité, « [d]ans l’univers tripolaire formé par la famille, l’école et le groupe de pairs, la réputation est à la base de leur estime personnelle  » (Mohammed, cité par Mauger, 2012 : 3). Le regroupement en bande leur permet de s'affirmer, leur conférant une estime personnelle, et leur donne l'impression d’appartenir à une organisation sociale, sentiment d'appartenance qu'ils trouvent que rarement dans le cadre des équipements institutionnelles, d'où un fort taux d'échec scolaire dans ces zones d'habitats populaires (idem, 2012 : 1). Le « monde de la bande » représente une « niche affective et identitaire », un espace d’affirmation de soi « sur des bases accessibles » susceptible d’assurer une forme de réussite locale (idem, 2012 : 3).

 

Toutefois, le regroupement en bande des jeunes habitant en Grands Ensembles produit aussi une identité collective. Cette identité se construit par leur adhérence à une « culture jeune ». Pour Marwan Mohammed, la culture jeune, c'est à la fois une culture de sociabilité de pairs et une culture de la rue : l'une étant liée à l'autre.

Les jeunes par affinité construisent en grandissant leur groupe de pairs et la rue devient l’espace où ils se retrouvent. Selon Mohammed, la « bande de jeunes » construit une identité collective basée sur l'honneur ou la réputation du groupe à défendre en s'inscrivant dans un territoire précis. Dans ce processus de sociabilisation de pairs, « la bande dédramatise l’acte déviant, elle banalise l’absentéisme et les relations conflictuelles, elle permet de passer outre les réprimandes familiales et institutionnelles » (Mauger, 2012 : 4).

La « culture de la rue » que partagent ces jeunes prend alors tout son sens dans ce mode sociabilisation : cette expression caractérise « un ensemble de valeurs et de comportements partagés par certaines fractions de la classe d'âge des jeunes, se manifestant dans l'espace public sous des formes conviviales, agressives ou artistiques. » (Raulin, citée par Montigny, 2003 : 363). L'expression englobe donc bien une pratique originale des espaces publics de la jeunesse populaire des banlieues et des codes sociaux propres à la catégorie sociale et d'âge étudiés.

 

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

 

Identité collective : distinction entre un « nous » et un « eux »

 

D'une certaine manière, les différentes politiques publiques mises en place afin de résoudre la question sociale des Grands Ensembles ont contribué à stigmatiser les habitants, notamment les jeunes. D'une part, la délimitation de zones où leurs enjeux se distinguent des autres territoires urbains (ZUP, ZUS, ZUF et périmètre de rénovation urbaine) a accentué les limites spatiales de cette question (Donzelot, 2012). D'autre part, les enjeux des politiques publiques, dans ces zones, en se distinguant des autres, ont contribué à la disqualification sociale des habitants. Les jeunes ont notamment fait l'objet d'une attention particulière des politiques publiques dans les Grands Ensembles depuis leur création.

Si, au recensement de 1962, les adolescent·e·s sont encore peu nombreux et nombreuses dans ce type d’habitat, leur nombre s'est accru durant les Trente Glorieuse et les politiques publiques en ont fait l'un des principaux enjeux au travers de l'évolution de l'animation sociale (Tellier, 2008 : 1). Si les jeunes, par leur visibilité dans l'espace, leur nombre et leur manière d'utiliser voire d’user les espaces urbains représente déjà une question partagée sur l'ensemble de la ville, les pouvoirs publics souhaitent d'autant plus encadrer ceux habitant en Grand Ensemble, car principalement d'origine étrangère, et enfants de prolétaires, ils symbolisent une menace potentielle. Dans ce cadre-là, la prise en charge des jeunes par les équipements collectifs fait l’objet d’une attention toute particulière dès l'édification des Grands Ensemble avec l'apparition des centres sociaux (Tellier, 2008 : 4).

Ces derniers, qui sont des lieux polyvalents, sont avant tout des lieux d'accompagnement sociaux avant d'être des lieux d'animation extra-scolaire (Tellier, 2008, p 7), ce qui véhicule l'image de « jeune à problème ». De ce fait, les politiques d'animations ont contribué à la disqualification sociale des jeunes ; et de manière plus générale, il semblerait que les politiques publiques et leurs enjeux spécifiques liés à des types de territoires, aient favorisé l’émergence d'un séparatisme des habitantes et habitants des Grands ensembles et des autres citadins.

​

En réponse à ces politiques publiques et les stigmates véhiculés à leur égard, les émeutes deviennent un mode revendication qui rallie toute la jeunesse des cités françaises. Pour Didier Lapeyronnie, l'émeute est une action collective. En ce sens, elle façonne l'image des jeunes de cités et produit une identité collective par-delà les frontières régionales. Cette identité collective prend forme grâce à une similitude de lieux de vie de ces jeunes et une reconnaissance des uns par rapport aux autres parce qu'ils font face à des problèmes quotidiens similaires.

En 2005, les émeutes qui ont suivi la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, et qui se sont étendues à l’ensemble du territoire national pendant plus de trois semaines ont marqué le paysage politique et social français (Lapeyronnie, 2006 : 431-432). La mort de ces adolescents a touché l'ensemble des habitants des cités françaises parce qu'elle soulève un problème national : « Chacun y voit une confirmation par l’événement de ce qu’il « sait » déjà ou de ce qu’il « pensait »» (Lapeyronnie, 2006 : 434). La dégradation des relations entre la police et les habitants des quartiers concernés, en particulier les jeunes garçons, a été considérée comme un des facteurs essentiels des émeutes. De plus, les propos tenus par l'ancien ministre Nicolas Sarkozy, lors de sa visite à Argenteuil, en juin 2005, n'ont fait qu'accentuer les sentiments d'humiliation et de stigmatisation ressentis par ces jeunes. Ainsi, d'une certaine manière, les émeutes ont donné une identité nationale aux jeunes de cités, celle d'émeutier. Au travers de cette identité, une séparation est formulée entre les jeunes issus des Grand Ensemble et les autres citadins français : c'est une distinction entre un « nous » et un « eux » (Lapeyronnie,2006 : 442).

 

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

 

Pour conclure, l'identité des jeunes de cités est une identité à la fois revendiquée et assignée qui s’élabore individuellement et collectivement : une identité individuelle construite dans cette tension de « l'entre-deux », décrite par Belguidoum, une identité collective tantôt autoproclamée tantôt imposée  (« la bande de jeunes »)

et une identité à l’échelle nationale qui est le produit de l'action publique dans les ces quartiers et d'un sentiment d'injustice et d'humiliation partagé par l'ensemble de cette jeunesse-habitante.  Ce sont donc ces jeux de regards qui se croisent et s’entremêlent, qui façonnent au fil des ans leurs identités, même si communément, ils sont englobés sous l’étiquette « jeune de cité ».

 

 

​

BIBLIOGRAPHIE

 

BELGUIDOUM Saïd. Stigmatisation et bricolage identitaire : le vécu de l’entre-deux, Colloque international “Les lignes de front du racisme. De l'espace Schengen aux quartiers stigmatisés", Institut Maghreb - Europe, Université Paris 8, janvier 2000, Paris, France, consulté en novembre 2020, URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00940455 

 

CAILLY Laurent, DODIER Rodolphe. La diversité des modes d’habiter des espaces périurbains dans les villes intermédiaires : différenciations sociales, démographiques et de genre, Norois [En ligne], nº 205, 2007/4, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté en novembre 2020, URL : http://norois.revues.org/1266 

 

DONZELOT Jacques, À quoi sert la rénovation urbaine ?  Paris : Presses Universitaires de France, « La Ville en débat», 2012. 

 

DONZELOT Jacques, La Ville à trois vitesse. Paris : Ed. La Villette, 2012.

 

FRANÇOIS Camille. Produire et normaliser les familles par le logement. L’exemple du travail de relogement dans la rénovation urbaine, Mouvements, n° 82, 2015/2, p. 36-42.

 

GATTA Federicca. L’habitant dans les transformations urbaines. Figures de l’engagement ou de l’altérité?, In : Jean-

Pascal Higelé, Lionel Jacquot (sous la dir. de), Figures de l'engagement. Objets - Formes - Trajectoires, Nancy : Presses universitaires de Nancy - Editions Universitaires de Lorraine, 2017, p. 299-315.

 

GERMANAZ Christian, Au bout du monde, l’ilet, Les Carnets du paysage, 2008, p.99–111, consulté en novembre 2020, URL : https://hal.univ-reunion.fr/hal-01244166 

 

ILLICH Ivan, L’art d’habiter, Paris: Ed. Du Linteau, 2016 (1984). 

 

LAPEYRONNIE Didier, Révolte primitive dans les banlieues françaises. Essai sur les émeutes de l'automne 2005, Déviance et Société, vol. 30, no4, 2006, p. 431-448. Consulté en décembre 2020, URL : https://doi.org/10.3917/ds.304.0431 

 

MAUGER Gérard, La logique des bandes : entre famille, école et quartier (Compte-rendu de la thèse de doctorat en sociologie de Marwan Mohammed. 2011. La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris : Presses universitaires de France). Métropolitiques, 2 mars 2012, consulté en octobre 2020, URL : https://metropolitiques.eu/La-logique-des-bandes-entre.html.

 

MONTIGNY Gilles, Anne Raulin : Anthropologie urbaine [compte-rendu], Espace Populations Sociétés 21, no 2, 2003, p. 363-364. 

 

MOREL-BROCHET Annabelle, La saveur des lieux. Les choix de l’habitant, son histoire, sa mémoire, In : Annabelle

Morel-Brochet, Nathalie Ortar (sous la dir. de), La fabrique des modes d’habiter ; Hommes, lieux et milieux de vie, Paris : L’Harmattan, 2012, ch.3, p. 69-90.

 

ROUDIL Nadine, Usages sociaux de la déviance: Habiter la Castellane sous le regard de l’institution. Paris : Editions L’Harmattan, 2010.

 

RUEL Sophie, BORDES Véronique, SAHUC Philippe, BOUTINEAU Gaëlle,  Les espaces publics urbains toulousains au prisme de la jeunesse : modes d’appropriation, usages et fonctions , Enfances Familles Générations. Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine, no 30, 2018, consulté en octobre 2020, URL : http://journals.openedition.org/efg/2432

 

TELLIER Thibault, Les jeunes des ZUP : nouvelle catégorie sociale de l’action publique durant les Trente Glorieuses ?, Histoire@Politique, vol. 4, no 1, 2008, URL : https://doi.org/10.3917/hp.004.0012

 

Fig 1. Identité individuelle.jpg
Fig 2. Identité collective.jpg
Fig 3. Identité plus globale.jpg
bottom of page