NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
RÉALISME
Par MARTEL, Marie
Foyer pour musiciens de la Bienenstrasse, Zurich, Miroslav Sik.
Martel Marie ©
Le mot ‘‘réalisme’’ regroupe de nombreux sens. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales les regroupe en trois catégories : une acception philosophique, elle-même assez variée, mais dont les deux derniers sens, à savoir la doctrine selon laquelle ‘‘le monde extérieur est connu tel qu’il apparaît à travers les phénomènes, et non tel qu’il est en soi’’ et l’‘‘attitude épistémologique affirmant, par delà la description phénoménale d’un processus, l’existence d’une réalité physique, matérielle’’, se rapprochent de ce qui va nous intéresser plus tard ; une acception courante, reliant ‘‘réalisme’’ à ‘‘pragmatisme’’ ; enfin l’acception artistique, elle aussi complexe, qui porte sur une manière de représenter la réalité.
Ces trois définitions nous indiquent que le mot ‘‘réalisme’’ est assez ouvert à des significations très diverses. Dans le cadre du rapport nature-culture, deux sens, qui se rejoignent mais qui s’appliquent à des niveaux différents, nous semblent particulièrement intéressants.
Dans son livre Cultures, Philippe Descola explique que le naturalisme tel qu’il l’a définit ‘‘est fondé sur cette idée que [...] les humains se sont arrogé une place prééminente du fait de leurs dispositions cognitives : aptitude réflexive, capacités symboliques, langage, etc’’ (Descola, 2017 : 92). Cette place prééminente semble correspondre à la posture philosophique qu’on appelle perspectivisme. Isabelle Thomas-Fogiel nous explique, dans son livre Le lieu de l’universel, impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine, que le perspectivisme consiste en un rapport au monde sur le ‘‘mode du face-à-face’’: ‘‘nous sommes face au monde et le maîtrisons du regard ; la relation entre le sujet voyant et l’objet vu est une relation d’extériorité (les deux entités sont indépendantes et constituées avant leur mise en relation) et de confrontation’’ (2015:16). Pour Isabelle Thomas-Fogiel, le réalisme rassemble tout le mouvement critique qui s’oppose au perspectivisme et tente de déconstruire le point de vue privilégié et dominant qu’ont pris de nombreux penseurs occidentaux sur la réalité. Son livre propose une étude et une critique de ce mouvement réaliste.
Le réalisme s’oppose donc au naturalisme et au perspectivisme. Tandis que, dans le schéma du perspectivisme, l’humain est un observateur quasiment abstrait qui se tient à l’extérieur de la réalité tangible qu’il observe, dans le schéma du réalisme, l’humain fait partie de la réalité tangible, avec laquelle il a une relation réciproque. Par exemple, cette relation réciproque peut s’établir via les phénomènes, présents dans la définition du dictionnaire donnée plus haut ; la phénoménologie est l’un des premiers courants philosophiques qu’Isabelle Thomas-Fogiel place sous le terme ‘‘réalisme’’.
Les ‘‘auditions pour un parlement de la Loire’’ qui se tiennent dans la région Centre-Val-de-Loire depuis octobre 2019 peuvent nous éclairer sur l’application possible du réalisme tel qu’on a commencé à le définir. Les auditions pour un parlement de la Loire sont conduites pas Camille de Toledo et ont pour but de ‘‘créer le premier parlement pour une entité non-humaine - le fleuve - où la faune, la flore et les différents composants matériels et immatériels seraient représentés’’ (Toledo, 2020)’’. Il s’agit donc de réussir à représenter juridiquement une entité non humaine. Camille de Toledo s’inspire des précédents du Gange et du fleuve Whangenui qui ont acquis des ‘‘personnalités juridiques’’ (ibidem). Cette personnalité juridique est, pour la journaliste Ana Rougier (2019), liée à l’existence d’un culte autour de ces fleuves, qui ont une personnalité spirituelle avant d’en avoir une juridique. Plus généralement, elle s’insurge contre l’application de caractéristiques humaines comme la volonté ou les sentiments à des entités non-humaines, et de manière uniforme, qu’il s’agisse d’animaux, de plantes ou de minéraux.
Dans cette situation, le réalisme devrait nous aider à intégrer des éléments non-humains à notre système juridique, stabilisant ainsi une relation réciproque basée sur les caractéristiques réelles et tangibles de la faune, de la flore et des autres composants matériels de la Loire. Il semble cependant qu’un écueil des auditions pour un parlement de la Loire, pointé par Ana Rougier, consiste à envisager la Loire et ses composants matériels à notre image, retombant ainsi dans une relation à sens unique où l’on applique nos caractéristiques d’humains à une réalité non-humaine. A l’inverse du philosophe perspectiviste, qui posait sur la réalité un regard distant, d’objectivation, on imagine que la Loire est un sujet. Il s’agit cependant du même ‘‘mouvement qui part des humains vers des choses ou d’autres êtres’’ comme le dit Philippe Descola (2017: 102).
On a vu que le réalisme nous plongeait dans la réalité et dans une relation réciproque avec elle. Le réalisme concerne donc un rapport au monde, de manière assez générale, mais il peut s’appliquer de manière plus concrète, notamment dans le projet d’architecture.
Le réalisme est un sujet qui a été repris par des architectes et théoriciens germanophones à partir des années 1970. Le numéro 19 de la revue archithèse (1976) lui est entièrement consacré. Miroslav Sik, dans son texte Cette ville analogue (1987) en propose une assez longue définition, dont on peut retenir quelques phrases : ‘‘Par réalisme, j’entends une conception architecturale de la continuité et des usages’’ (Sik, 2002:9). ‘‘Un tel réalisme s’illustre à travers la conception concrète du visage de la ville, fait d’une pluralité de styles, et qui ne se présente ni comme un terrible chaos, ni comme un objet architectural’’(ibidem). La réalité, en l’occurrence celle de la ville, se présente comme un artefact complexe. Parce que la réalité urbaine nous empêche, par sa complexité, de nous en faire une idée bien ordonnée, nous avons tendance soit à la voir soit comme ‘’un terrible chaos’’ soit comme ‘’un objet architectural’’ (ibidem). Ce mécanisme qui consiste à renoncer à prendre en compte la complexité de la réalité conduit ainsi souvent à la ramener à quelque chose de très conceptuel et à adopter un mode d’action brutal. Cela s’observe par exemple dans le zoning appliqué dans certains plans d’urbanisme, qui ne prend pas en compte les subtilités de la topographie locale et applique à des territoires entiers des prescriptions abstraites.
Construire peut aussi être une manière de travailler avec la complexité de la réalité. Prenons cette fois-ci un exemple concret : le foyer pour musiciens de la Bienenstrasse à Zurich, de Miroslav Sik (1992-1998). Le plan en lui-même suggère déjà un mélange particulier entre une certaine rigueur et une absence de radicalité dans le volume et les dimensions du bâtiment. La pensée du détail en amont de la construction est aussi notable ; c’est un outil de travail réaliste. L’immeuble est construit dans une zone peu dense et hétéroclite. Il se présente, ouvert, sur la rue et dans l’îlot, tout en se ménageant ses propres espaces de seuil dont le passant ou le voisin s’éloigne de lui-même. Son rapport avec la réalité urbaine qui l’entoure n’est ni dans une position de soumission ni dans une affirmation exagérée de sa présence, il s’agit plutôt d’une acceptation mutuelle sereine. Ce qui semble faire vraiment le caractère réaliste du bâtiment c’est, d’une part, les petits usages quotidiens qu’il abrite et, d’autre part, la qualité de ses zones de limites occupées par la végétation. Les usages et la végétation font partie des aspects les plus indépendants du dessin et de l’abstraction de l’architecte. Leur présence forte dans le foyer pour musiciens indique qu’ils ont été integrés dès la conception du projet, dans un effort de réalisme.
Le réalisme, comme manière de penser et d’agir dans le monde, offre peut-être une possibilité d’imaginer les relations et les moyens d’action que nous pourrions avoir vis-à-vis de la réalité. Il s’inscrit dans l’ensemble de la dialectique nature-culture puisque c’est une sorte d’effort pour comprendre la nature en essayant de ne pas lui attribuer a priori des caractéristiques qui la rendent familière à notre culture.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Centre National de Ressources textuelles et linguistiques, www.cnrtl.fr, consulté en janvier 2020.
Descola Philippe, Cultures, Carnets Nord, Paris, 2017.
Realismus in der Architektur, Archithèse, nº19, 1976.
Rougier Ana, Au nom de la Loire : Bruno Latour, défenseur de la représentativité, publié sur www.lundi.am le 21/10/2019, consulté en janvier 2020, [site du journal en ligne Lundi Matin].
Sik Miroslav, Jene analoge Stadt, in Miroslav Sik, Altneue Gedanken, Texte und Gespräche 1987-2001, Quart Verlag, Lucerne, 2002.
Thomas-Fogiel Isabelle, Le lieu de l’universel, impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine, Éditions du seuil, Paris, 2015.
Toledo Camille de, Vers une personnalité juridique de la Loire, vers un parlement du fleuve, publié sur www.polau.org, consulté en janvier 2020, [site du POLAU, ‘‘structure ressource et de projets située à la confluence de la création artistique et de l’aménagement des territoires’’].