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L'HABITER ET SES ROUAGES

Par GRANDIDIER Chloé

Quels sont les processus qui se cachent derrière la pratique de « l’habiter » humain ? Loin d’être exhaustive, cette entrée propose néanmoins des outils de compréhension des mécanismes qui participent à la construction de la capacité d’habiter de chacun·e, en s’appuyant sur différentes références, et notamment l’étude La structure de l’habiter : éléments de connaissances et perspectives pour la science du projet, réalisée par les ingénieurs du Projet d’Aménagement, Paysage Environnement, Hélène Bailleul, Benoît Feildel et Serge Thibault au sein de l’université d’Amiens, pour le colloque « Habiter vers un nouveau concept » de 2011. Cette étude est la base des réflexions qui seront présentées ci-après, comme support de la compréhension de la structure de l’habiter. 

 

Dans un premier temps, il est pertinent d’interroger le mot processus, directement lié à la notion de rouages, comme cadre général de compréhension. Le mot processus provient du latin pro, qui signifie vers l’avant, et de cessus, cedere, entendu comme aller marcher, le tout signifiant donc avancer, aller de l’avant. Cette première étymologie permet de mettre en lumière les notions de progression et de transformation. Le processus d’habiter peut ainsi être entendu comme la progression dans la capacité d’habiter, son épanouissement. Dans notre définition, il convient ensuite de dépasser le cadre général du processus, mot qui introduit une certaine linéarité, pour définir plutôt les rouages de l’habiter, comme des pièces qui fonctionnent ensemble, et s’activent à des temporalités distinctes. 

 

L’Homme naît habitant, et tout au long de sa vie, sa manière d’habiter ne cesse de changer : le chez-soi se métamorphose, sa culture personnelle, ses liens familiaux, sa situation sociale, son travail, sa situation géographique et politique sont autant de facteurs qui déterminent « l’habiter », qu’on peut distinguer « d’habiter ». En effet, à l’instar de Thierry Paquot, Hélène Bailleul et son équipe expliquent cette distinction en décrivant

« habiter » comme « l’être-là », en se concentrant sur son logement, sa situation géographique mais aussi plus généralement à son existence physique et tangible sur Terre, contrairement à « l’habiter », qui est analysé comme  « renvoyant aux processus que l’individu met en œuvre pour habiter, où qui l’engage dans cette mise en œuvre » (Bailleul, Feildel & Thibault 2011 : 3) . C’est ce dernier aspect qui nous intéresse plus particulièrement ici, afin de décrire quels mécanismes interviennent dans la construction de l’habiter. 

 

La progression de l’aptitude d’habiter de chacun peut d’abord s’expliquer par l’analyse des lieux géographiques pratiqués par l’habitant·e. En effet, cet ensemble de lieux construit un système de pratiques spatiales qui comprend tous les lieux fréquentés et le réseau qu’ils tissent. Ces lieux sont  chargés de valeurs (affectives ou rejetées, selon les termes employés par les auteurs), et permettent de tracer la «carte d’identité spatiale» (Bailleul, Feildel & Thibault, 2011) de chaque habitant·e. Ce point est largement décrit dans l’étude de Bailleul, Feildel et Thibault qui utilisent le récit de vie spatialisé comme méthode de recherche. Elle consiste à interroger les individus sur les lieux qu’ils fréquentent, du plus au moins loin de chez eux, et de décrire les raisons qui les y conduisent. Les habitants listent ainsi leur lieu de travail, leur supermarché, les habitations de leurs amis, mais également les lieux qu’ils n’affectionnent pas, ou encore les lieux imaginés où ils aimeraient se rendre. Cette recherche, réalisée sur une population de différents âges, permet de déterminer un récit du parcours de vie, des trajectoires d’opportunités et de contraintes, et de comprendre le processus qui anime l’habitant·e qui modifie sa construction spatiale au cours de son existence. Ainsi un étudiant désigne surtout son université, ses lieux de sortie, la maison familiale de ses parents ; là où un père de famille mentionne avant tout son lieu de travail, les lieux d’activités de ses enfants ou encore les lieux de vacances. Ainsi les rouages de l’habiter peuvent, déjà, être entendus comme la modification de la carte spatiale de chacun·e, l’habiter ne se limitant pas au seuil d’un logement. Chaque espace vécu, rejeté ou imaginé participe et construit ce cheminement du processus d’habiter et non de l’habiter. Ces espaces sont dits des  « espaces lieux », et construisent une partie du processus. 

 

Cependant, l’habiter ne peut se réduire à des pratiques géographiques. La capacité de tout un chacun d’habiter se construit également avec les relations que l’habitant noue avec les autres. L’ «espace lien» (Bailleul, Feildel & Thibault , 2011 :6) se caractérise par les relations sociales qui animent la vie de l’individu. Ainsi, le fait de trouver un compagnon ou une compagne, le fait d’emménager avec quelqu’un, avoir des enfants, s’éloigner de sa famille ou encore devoir se confronter à des décès sont autant d’éléments sociaux qui construisent les rouages de l’habiter. En effet, ces modifications des liens qui nous unissent aux autres entraînent des conséquences spatiales.

Les lieux pratiqués se diversifient. Certains disparaissent, d’autres deviennent partie intégrante du quotidien, modifiant notre façon d’habiter. «L’habiter est alors caractérisé par le principe de la complexité; les individus sont à la fois différents et non différents les uns des autres: ils ne sont pas différents par la structure quasi commune qui engendre la production de leur spatialité, ils sont différents par les spatialités produites, liées à des contextes géographiques, familiaux, culturels, économiques, plus ou moins spécifiques» (Bailleul, Feildel & Thibault , 2011, 8). Ainsi, «espace lieu» et «espace lien» forment les deux entités qui permettent de comprendre la formation et la transformation des rouages de l’habiter. Si l’un, seul, ne peut suffire à expliquer cet avancement de la capacité d’habiter, c’est néanmoins l’ «espace lien» ou «espace relation» qui permet de qualifier les «espaces lieux», et les colorer selon l’habitant·e. La société produit des espaces pour accueillir les Hommes, mais c’est la manière dont ces espaces sont envisagés, vécus, acceptés ou rejetés, au gré des relations et des rencontres, qui construit l’habiter. Le support spatial est ainsi essentiel, mais ce sont les liens qui permettent de l’habiter. 

Cette progression presque initiatique de l’habiter est également décrite par Ivan Illich (1984) comme «l’art d’habiter», et explique le caractère vital de l’habiter chez les humains ainsi que leurs compétences à le développer et à l’entretenir : «C’est un art qui ne s’acquiert que progressivement, […] en passant d’une initiation à l’autre par un cheminement qui en fait un habitant» (Illich, 1984: 7). Yvan Illich insiste également sur l’importance dans ce processus de la participation de l’habitant comme constructeur de son chez-lui, et démontre que ce rite d’apprentissage se perd grandement face au besoin pressant de s’abriter, et la production en masse de logements identiques qu’il qualifie de «garages humains» (Illich, 1984: 9) de notre société mondialisée qui a tendance à vouloir lisser les cultures et spécificités sur un seul modèle dont notamment celui du logement moderne. Il explique ainsi que les pays qui se considèrent comme sous-développés entretiennent  une fascination pour les pays du Nord et leur politique de bâtisseurs, leur empruntant leurs modèles pour «construire la nation» (Illich, 1984: 18). 

 

Faisant de chaque individu un élément qu’il faut abriter, la société industrielle supprime ainsi l’activité 

«communautaire et sociale» (Illich, 1984: 10) qui consiste à façonner son propre habitat et de, collectivement, construire les espaces communs qui accueillent la société (les «communaux», (Illich, 1984: 7). Ainsi, décrivant l’art d’habiter comme un devoir, Illich insiste bien sur l’importance de la construction de ce processus de l’habiter, qui aujourd’hui est plus compliqué à nourrir, ceux cultivant cette compétence étant considérés par la société occidentale comme déviants ou débranchés. 

 

Bruno Latour et Albena Yaneva (2008) insistent également sur l’importance de concevoir, en terme d’objet support de l’habiter en constant développement. Ils expliquent ainsi «qu’un bâtiment n’est pas un objet statique, mais plutôt un projet en mouvement […] qui continue d’être transformé par ses usagers, d’être modifié par ce qui arrive à l’intérieur comme à l’extérieur, et qui disparaîtra ou sera rénové, voire altéré et transformé jusqu’à en être méconnaissable» (Latour & Yaneva, 2008 : 2). Contrairement à l’idée d’un bâtiment figé, leur article décrit la construction comme un projet dynamique ou en termes de «flux de transformations» (Latour & Yaneva, 2008 : 6) qui sont le support de l’art d’habiter d’Illich. 

 

Enfin, Illich complète sa définition de celui-ci en insistant également sur le fait qu’il ne se construit pas uniquement avec le logement personnel mais aussi avec ce qu’il nomme les communaux, espaces de vies publics et partagés par la société. Cette analyse rejoint ainsi les éléments cités précédemment, sur la pratique géographique des lieux.

 

Ensembles, ces points de vue font sens et permettent de dégager trois grands rouages principaux dans le processus de l’habiter que sont: les lieux (le chez-soi, le supermarché, l’école, le travail), les liens (compagnon, enfants, parents, co-location, collègues) et les actions (construire, cultiver) qui développent la compétence de l’habiter. Ces grands mécanismes généraux de construction des rouages de l’habiter permettent ainsi de comprendre notre capacité à habiter. Pour autant, ce processus est complété par une infinité de petites actions quotidiennes et de mécanismes personnels, qui semblent insignifiants, et qui pourtant, chaque jour, font progresser l’habitant·e. S’approprier un espace (le cultiver, le construire, le transformer, l’imaginer), intégrer un groupe ou une communauté, s’intéresser à une culture autre que celle transmise à notre naissance, apprendre une nouvelle langue, un nouveau sport, changer son parcours de promenade, goûter de nouveaux produits, … Ce sont autant de mécanismes, qui, à leur échelle, aussi infime soit-elle, permettent à l’Homme de nourrir sa capacité d’habiter, de l’entretenir, et d’y participer pleinement. Si l’Homme naît habitant, il est pourtant l’acteur principal, tout au long de sa vie, de son processus d’habiter.

BIBLIOGRAPHIE

 

BAILLEUL, Hélène, FEILDEL, Benoît, THIBAULT, Serge. La structure de l’habiter : éléments de connaissances et perspectives pour les sciences du projet, Colloque Habiter : vers un nouveau concept?, Université de Picardie-Jules-Vernes, Amiens, 12,13,14 janvier 2011.

 

ILLICH, Ivan. L’art d’habiter. Paris : Ed. Du Linteau, 2017 (1984). 

 

LATOUR, Bruno, YANEVA, Albena. Give me a gun and I will make all Buildings Move : An ANT’s View of architecture (Donnez-moi un fusil et je ferai bouger tous les bâtiments : le point de vue d’une fourmi sur l’architecture), In : GEISER, Reto. Explorations in architecture : teaching, design, research. Basel : Birkhäuser, 2008, p. 80‐ 89.

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