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ANTHROPOCÈNE et CAPITALISME

Par BERTOMEU Julian

Qui est habitant· e ? 

 

Poser la question de l’altérité, c’est s’interroger sur ce que nous considérons comme autrui; le fait de penser cette problématique à l’échelle des écosystèmes permet de comprendre la notion d’habitant·e·s dans un sens plus large en considérant aussi bien l’Homme que le reste de la faune ainsi que la flore. 

 

Ivan Illich dans son texte sur l’art d’habiter réserve le terme d’«habiter» à la population humaine; l’Homme, selon lui, façonne le paysage, laisse sa marque tandis que la faune –  étrangère à toute notion d’art – se contente de vivre en répondant à ses instincts animaux  desquels l’Homme se serait émancipé. La végétation s’épanouit dans des espaces qui sont administrativement protégés tels que les réserves naturelles ou bien dans les délaissés de l’organisation humaine, amenant ainsi à (re)penser la relation entre les différentes habitant·e·s de notre environnement qui composent des écosystèmes complexes. Transposer la problématique des habitant·e·s à une échelle plus large – celle de la planète – cela permet de poser la question de l’altérité entre l’Homme, le monde animal ainsi que la végétation et de dépasser ainsi notre vision habituellement anthropocentrée. 

 

L’ensemble des habitant·e·s de la planète partagent un environnement commun, de cette façon leur existence est interdépendante et les liens entre ces différentes populations ne cessent d’évoluer. Habiter dans un environnement c’est aussi y participer, de façon directe ou non. Chaque être remplit une fonction précise dans un chaîne complexe – la chaîne alimentaire en est un fragment.

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L’Homme a pris le pas sur les autres composants des écosystèmes de telle façon qu’il rivalise avec les processus de forçage naturels en devenant une force géo-climatique. Par sa faculté à manipuler son environnement, l’Homme construit un monde qui répond à ses intérêts immédiats sans considérer les autres habitant·e·s –  faune et flore – qui survivent dans les marges de la société humaine. Dans le cadre d’un cycle de conférence organisé par le laboratoire de recherche LADYSS et le CRAL, en 2015, Benedicte Ramade dénonce la manière dont certains végétaux sont discriminés dans les villes: considérés comme nuisibles voire comme peste végétale, la flore qui appartient à la catégorie de «mauvaises herbes» est éradiquée de l’espace urbain, privilège de la présence humaine.

 

 

Anthropocène 

 

L’anthropocène désigne communément l’époque géo-biologique – époque de l’histoire de notre planète – à partir de laquelle on considère que l’Homme a eu un impact durable et tellement significatif sur son environnement que les processus d’évolution géologique et climatique «naturels» à l’œuvre sont contrariés par les actions humaines. 

En géologie, une «époque» correspond à la troisième et dernière subdivision de l’histoire géologique de notre planète. La nomenclature utilisé pour ce découpage se développe comme suit : éon > période > époque. De cette façon, l’humanité se situe actuellement dans l’éon du phanérozoïque > période du quaternaire > époque de l’holocène (voire de l’anthropocène ?). 

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Cependant, la compréhension de ce néologisme ne peut pas se limiter au domaine de la géologie, elle revêt aujourd’hui de nombreuses définitions en fonction des champs disciplinaires dans lesquels elle intervient et alimente de nombreux débats. 

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Le terme «anthropocène» est proposé en 1995 par le biologiste chimiste et prix Nobel Paul Joseph Crutzen et signifie étymologiquement «l’âge de l’humain». Le biologiste et chercheur Eugene Filmore Stoermer, à qui l’on doit la popularisation du terme, l’utilisait déjà dans les année 1980. Certains chercheurs, tels que Andrew C. Revkin, avaient déjà conscience de l’impact de l’Homme sur les écosystèmes et son importance. En 1992, il émettait l’hypothèse d’appeler cet âge nouveau «L’Anthrocène». Aussi et parmi bien d’autres, George Perkins Marsh proposait déjà le terme d'«Anthropozoïque», en 1864, pour désigner ce même concept à l’occasion de la publication de l’ouvrage Man and Nature, Physical Geography as Modified by Human Action.

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Aujourd’hui, l’usage du terme «anthropocène» tend à se préciser, d’autant plus que de nombreuses études démontrent l’impact réel de l’Homme sur son environnement et ses effets géologiques et climatiques; pourtant il ne fait pas l’unanimité. Si certains détracteurs sont connus pour leur climato-scepticisme, d’autres, comme certains géologues, contestent plutôt la légitimité de ce concept (trop large et englobant) à succéder en tant que tel à l’Holocène, période interglaciaire qui s’étend sur les 10 000 dernières années. 

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Pour correctement saisir cette notion d’Anthropocène, il est pertinent de s’intéresser aussi au débat quant au «commencement» de cette époque. P. J. Crutzen propose comme point de départ le XIXè siècle, plus particulièrement le moment de la première révolution industrielle. En effet, c’est à partir du moment où l’industrialisation se développe que les émissions de CO² s’accélèrent, le fameux «gaz à effet de serre» responsables, entre autres, du réchauffement climatique. 

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Pour autant, il existe d’autres hypothèses, notamment celle de l'«anthropocène précoce», proposée par le climatologue américain William F. Ruddiman. Cette théorie, basée sur les estimations scientifiques quantitatives de présence du méthane et de carbone dans l’atmosphère, affirme que le réchauffement climatique d’origine humaine a commencé en 8000 av. è. c., au début du néolithique, alors que l’Homme commence à pratiquer l’agriculture. Felissa Smith, biologiste et chercheuse à l’université du Nouveau-Mexique, place, quant à elle. le début de l’anthropocène en 14000 av. è. c en mettant en avant l’arrivée des premiers chasseurs-cueilleurs sur le continent d’Amérique. Ce qui a pour conséquence que de nombreux mammifères disparaissent à cause de la chasse, entraînant ainsi la réduction des émissions de méthane dans l’atmosphère. 

 

Paradigme du capitalisme et anthropocène 

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L’espèce humaine règne en maître absolu sur un environnement qu’elle partage avec de nombreuses autres espèces, animales et végétales. Face à l’accroissement démographique, les villes tendent à s’étaler, se substituant ainsi aux territoires des autres habitant·e·s. La pandémie de la Covid-19 survenue au début de l’année 2020, en France, est pour certains chercheurs une conséquence directe du manque d’altérité de l’Homme face aux populations animales. Camille Lebarbenchon, enseignante-chercheuse à l’Université de La Réunion au laboratoire Processus infectieux en milieu insulaire et tropical, dénonce la déforestation, l’expansion des villes et de l’agriculture qui mettent à mal le territoire de la faune, dégradant leur milieu et conditions de vie. Les populations animales sont en baisse et sont obligées de se déplacer, parfois de se rapprocher de l’Homme voire de cohabiter avec lui en s’adaptant. Bien que les mutations du virus soient dues au hasard, cette proximité crée d’autant plus d’opportunités pour lui de toucher l’Homme, désormais à sa portée. A partir des années 2000, une nouvelle maladie d’origine animale est découverte en moyenne tous les ans. La plupart d’entre elles sont contenues, maîtrisées avant qu’elles ne puissent se répandre dans la population humaine tandis que d’autres parviennent à muter et se muent en épidémies puis en pandémies. «Le problème ne vient pas de l’animal mais des changements environnementaux issus de nos activités» (Lebarbenchon, interview du 24/03/20 sur Arctuenvironnement.com ). 

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La population humaine occupe de vastes espaces géographiques et les mécaniques de son organisation ne considère pas la présence des autres espèces. Dans son ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro (2014), l’économiste Jeremy Rifkin revient sur le lien entre les lois newtoniennes et le fonctionnement du capitalisme en œuvre depuis le XIXème. Pour ce faire l’auteur s’appuie sur les travaux d’Adam Smith (La richesse des nations, Ecosse, 1776) qui affirment que le marché s’autorégule de même que des forces physiques, suivant le principe de l’action-réaction; ainsi que sur ceux de Jean-Baptiste Say qui disent que l’économie s’auto-perpétue jusqu’à rentrer en interaction avec une force extérieure: l’inertie. 

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Pour Thomas Khun (La structure des révolutions scientifique, 1962), ces découvertes scientifiques sont d’une importance telle qu’elles constituent «des modèles scientifiques universellement admis» (Rifkin, 2014:22) à l’origine de la définition d’un nouveau paradigme. Le paradigme capitaliste se base sur les découvertes newtoniennes tandis que les lois de la thermodynamique amènent une nouvelle compréhension du monde – un nouveau paradigme - illustrée par la célèbre locution de A. L. de Lavoisier (XVIIIème siècle) : «rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme». Ces découvertes sur la conservation et la transformation de l’énergie stipulent que toute énergie utilisée n’est pas perdue, simplement transformée en une autre forme d’énergie mais qui n’est plus utilisable par l’Homme comme source combustible, dispersée: c’est l’entropie. 

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Le paradigme capitaliste ne considère pas la faune ni la flore comme des habitants d’un environnement qu’elle partage : «[…] les dynamiques qui régissent la biosphère de la Terre sont de simples externalités pour l’activité économique – des facteurs de faible envergure, ajustables, qui n’ont guère d’influence réelle sur le fonctionnement global du système capitaliste.» (Rifkin, ibidem).

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Pour J. Rifkin, le capitalisme ne considère pas la finitude des ressources de notre environnement et ses objectifs sont ceux d’une rentabilité croissante jusqu’à aboutir au coût marginal zéro – perspective qui signera aussi la fin dudit capitalisme qui est voué à l’autodestruction ; phénomène déjà dénoncé dès les premiers écrits théoriques sur le sujet. Les principes de la thermodynamique – issus d’une nouvelle compréhension du monde – intègrent la notion d’entropie et amène à penser une nouvelle économie qui ne considère plus les habitants de la planète comme des produits, ni l’Homme comme dissociable des autres êtres vivants en plus de sa proche péremption:

«L’Homme est un produit comme les autres, avec une date limite de vente», selon les termes de Frédéric Beigbeder.

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

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BALAY Olivier, BARDYN Jean-Luc. L’architecte, l’habitat, le végétal et la densité, Rapport de recherche, CRESSON,  Grenoble, 2013.

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ILLICH Ivan,  L’art d’habiter , Paris : Ed. du Linteau, 2016. [Discours prononcé en 1984 devant l’Institut royal des architectes britannique à York]

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RAMADE, Benedicte.  La dissidence botanique comme modèle d’action , colloque international Des formes pour vivre l'environnement : Théorie, expérience, esthétique et critique politique, LADYSS, CRAL, 2015. URL : https://www.youtube.com/watch?v=08V27-g74vc&list=PLuOU2gRcQi7M34HIr3w2bVizrGIdwolGE&index=11 RIFKIN

 

RIFKIN Jeremy, La Nouvelle Société du coût marginal zéro, Paris : Les liens qui libèrent, 2014.  

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