NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
PARLER, n.m. et verbe
Par RUSTERHOLTZ, Lisa
© Lisa Rusterholtz
Le « patois », la « langue des keums », le « parler des cités », la « langue des rues et des cités » le « néofrancais », la « tchatche » ou le « bagout », sont autant de mots utilisés par les médias français pour décrire le langage des jeunes aujourd’hui. Pour la plupart des médias, ce langage représente une destruction linguistique en réponse à l’exclusion sociale vécue par ceux qui le parlent. Ces derniers font alors un lien entre les jeunes de quartier et ce nouveau langage, mettant en avant les inégalités qu’ils peuvent subir mais également leur retrait vis-à-vis des normes sociétales en termes de « parler ».
Comment peut-on qualifier ce « parler » des jeunes d’aujourd’hui ?
De nombreux chercheurs s’accordent à définir le vocabulaire utilisé par la jeunesse comme un ensemble d’expressions à la mode, rapidement obsolètes et constamment remplacées par de nouvelles plus tendances. Ils parlent alors de « variations aléatoires », d’« innovation lexicale spontanée » et de « sélection naturelle des mots », d’après Zsuzsanna Fagyal dans un article pour les Cahiers de Sociolinguistique. Cette « variété » est souvent représentée par l’utilisation du verlan, trait emblématique de ce « parler » des jeunes. L’un des premiers articles de presse consacré au verlan, intitulé « Le jeune tel qu’on le parle », publié en 1982 dans le journal Nouvel Observateur, adopte le point de vue des adultes face au caractère « incompréhensible » de ce langage des jeunes générations et de l’émergence des néologismes : « Depuis toujours, les jeunes se plaignent d’être incompris. On peut leur retourner le reproche de se montrer incompréhensible ». Cet article suggère que l’âge est l’unique catégorie sociale retenue pour identifier les locuteurs qui parlent ce langage.
Cependant, cette perspective a évolué. Progressivement, la dimension des conditions sociales, le multiethnique et le multilingue apparaissent dans les discours. « Le lexique des jeunes des banlieues n’est plus l’emblème d’une jeunesse française mal comprise mais un langage propre aux habitants des cités-ghettos, où grandit une génération d’enfants issus de l’immigration » (Zsuzsanna Fagyal, 2004 : 46).
Pour ces jeunes, utiliser ce langage est une marque identitaire, synonyme de liberté et d’anticonformisme. En effet, dès le plus jeune âge, « tout enfant normal apprend à utiliser au moins une variété d’une langue rendue disponible par ses parents, les personnes qui s’en occupent ou les pairs » (Romaine, 1984 : 1).
Nous pourrions alors nous interroger sur la raison pour laquelle les adolescents ressentent le besoin de créer un écart culturel avec les adultes. Cyril Trimaille dans son article « Études de parlers de jeunes urbains en France », l’explique par le fait que « l’adolescent est comme socialement mis entre parenthèses, du point de vue de la reconnaissance que lui accorde la société. Cette configuration de paramètres est bien sûr de nature à alimenter la variation ».
Cela relève d’une volonté chez les jeunes de s’affranchir du modèle parental et d’être solidaire de ceux qui ont leur âge.
Pourtant, dans les années 2000, un intérêt pour le caractère branché de cette pratique du langage est révélé chez certains adultes. On parle alors de « faux-jeunes » qui « courent derrière les jeunes jeunes » (Rey, 1998, interview pour leNouvel Observateur). Cela traduit une volonté des parents de faciliter la communication avec leurs enfants, mais aussi peut-être de réussir à déchiffrer les conversations de ceux-ci avec leurs camarades. Les jeunes doivent alors faire preuve de plus de créativité pour inventer de nouveaux mots, pour remplacer ceux devenus ringards car adoptés par les parents. Par exemple, les mots « swag » ou encore « thug », populaires dans les années 2010, sont aujourd’hui démodés, presque ridicules, car utilisés par de nombreux adultes. Cela illustre un « processus permanent de redifférenciation » (Billiez et Trimaille, 2001 : 116) chez l’adolescent.
Ces observations montrent que la sociologie a beaucoup à apporter aux recherches sur les relations entre dynamiques identitaires et dynamiques langagières. Les variations dans le langage des jeunes témoignent d’une solidarité envers leur groupe et d’une volonté de se distinguer du langage conventionnel. Pour les adultes, ces innovations linguistiques peuvent être perçues soit comme des outils pour tenter de se rapprocher des jeunes, soit comme des menaces potentielles qui compliquent les interactions intergénérationnelles. En fin de compte, le langage des jeunes est un reflet de leurs réalités sociales et culturelles, ainsi qu’un moyen d’affirmer leur identité et leur indépendance.
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