NOMMER LES ÊTRES, NOMMER LES LIEUX
CONDITIONNEMENT
Par AMMIRATI, Lou
Je ne me souviens pas exactement quand, peut-être quand j’ai commencé à voir les gens de mon âge se maquiller, ou encore quand j’ai arrêté de courir à la pause récré. Ce moment où j’ai réalisé que le regard des autres était important à mes yeux, que mes interactions avec le monde devaient respecter certaines normes. Des normes qui me suivent dans mes interactions sociales, dans ma manière de me construire, et là où elles me suivent le plus, c’est probablement dans les espaces publics.
Le conditionnement, du latin « condicio » pour le mot condition, correspond à l’état, la manière d’être, la situation. Le conditionnement est le processus d’influence qui donne la condition. Cette définition peut s’appliquer aux différents sens du mot conditionnement. Il peut s’appliquer à l’humain ou encore à la matière.
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Dès notre plus jeune âge, la figure parentale représente le premier modèle d’apprentissage pour l’enfant. Un apprentissage qui passe d’abord par le jeu et l’imitation. Le bébé qui répète les premiers mots qu’il entend de la bouche de ses parents. Les jeunes enfants qui imitent les tâches quotidiennes qu’ils observent, ils jouent alors à cuisiner, faire le ménage, réparer des objets. Le rôle social du parent a une place très importante dans le conditionnement de l’enfant et dans la construction de son identité. Mais les enfants étant des « éponges », cela veut aussi dire qu’ils absorbent ce que les parents reflètent, même de manière inconsciente de leur part. Un parent va refléter une norme sociale, ses ressentis et ses appréhensions de la société.
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L’espace public est un espace de confrontations à bien des égards, il met en interaction l’enfant avec autrui, la rue, les bâtiments et tout ce que cela implique. Comme le fait remarquer le sociologue Clément RIVIÈRE, les parents sont de plus en plus réticents à laisser leurs enfants sortir dans la rue en ville. La figure médiatique a mis en avant les dangers de la voiture d’une part, avec son lot de pollution et les risques d’accident, et d’autre part, les dangers que peut représenter une personne malintentionnée face à un enfant seul. Cette peur et ce malaise vis-à-vis des espaces publics se transmettent aux enfants qui répètent un schéma qui va normaliser une méfiance vis-à-vis de certains espaces.
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D’autre part, on remarque que la fonction publique elle-même vient surprotéger l’enfant, le mettre à part des espaces publics. Il y a des zones réservées aux jeux et à l’enfant. Ces mêmes zones, telles que les aires de jeux par exemple, sont fermées, parfois même réservées à certaines catégories d’âge et surtout elles sont pensées de manière à éviter tout accident. Avec des revêtements particuliers comme des copeaux de bois, du sable, du caoutchouc, etc. Tout est fait pour réduire les aléas et les chutes, pour privilégier le risque minimal. Or, on le sait, la chute par exemple fait partie du processus d’apprentissage. Il est normal pour un enfant de s’exposer à un risque contrôlé. Mais en surcontrôlant, on ne lui permet pas de développer sa propre perception de son corps, ni même d’appréhender la ville par ses propres moyens.
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La figure parentale conditionne l’enfant dans sa perception de la ville et des espaces publics, dans sa manière de se comporter en public et dans les comportements à adopter. Mais la ville elle-même conditionne l’enfant pour qu’il s’adapte à elle et non l’inverse. Ce constat remet en question la place des enfants dans l’espace urbain.
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En effet, la ville semble peu accueillante pour les enfants. Ils peuvent parfois apparaître comme une nuisance. La preuve en est les espaces délimités aux enfants et aux jeux qui leur sont réservés, souvent entourés d’arbres, juste suffisamment éloignés des habitations pour couvrir le bruit de ces espaces. La récréation de l’école, par exemple, est aussi une de ces zones réglementées « pour l’enfant », mais cette fois-ci, en plus, elle est contrôlée par un ensemble d’adultes. Ces espaces sont d’ailleurs très souvent sujets à des plaintes de trouble du voisinage, renforçant l’idée que les enfants représentent une nuisance dans la ville. La récréation représente une zone de « mini-société » pour les enfants, à défaut de pouvoir se réaliser dans l’espace public. Alors pourquoi doit-elle se limiter à la cour d’une école ? Ces espaces limitent l’épanouissement de l’enfant à des zones spécifiques. Privilégiant d’ailleurs bien souvent dans l’imaginaire collectif des espaces boisés, naturels. Mais la ville n’a-t-elle pas aussi à apprendre aux enfants ? Ses rues, ses commerces, sa population ?
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Malheureusement, même en mettant de côté les idées reçues de la société, il va de fait que la ville telle qu’elle est encore aujourd’hui, ne permet pas d’accueillir correctement l’enfant. La voiture a pris possession des rues, les trottoirs sont inadaptés. Même le mobilier urbain généré par les institutions est restrictif (systèmes anti-SDF, etc.). Les rues deviennent de plus en plus des espaces passants. On fait comprendre à l’enfant que le jeu ne peut se pratiquer que dans certains espaces dédiés ; c’est l’abandon des enfants dans la ville. Cela lui laisse croire qu’il n’a pas sa place dans les rues et que le jeu n’a pas non plus sa place dans les espaces publics.
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Alors comment redonner leur place aux enfants dans nos villes ? Alors même que la ville et le sentiment d’insécurité semblent induire le contraire.
Ces dernières années, la notion de « ville ludique » trouve de plus en plus sa place dans nos villes. Il s’agit de la question de l’intégration du jeu dans nos espaces publics mais aussi d’offrir un terrain de jeux aux enfants. Sonia Curnier identifie quatre familles de dispositifs permettant de créer des espaces ludiques : les jeux aquatiques, le mobilier interactif, les sculptures engageantes et les topographies artificielles.
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Ce qui rend ces dispositifs efficaces et permet de rendre des espaces publics accueillants et surtout ludiques, c’est le fait qu’ils soient permissifs. Autrement dit, ils ne contraignent pas la fonction par leur forme. Ils inspirent des utilisations différentes et offrent un « potentiel de jeu ». Un système différent des planifications habituelles de nos villes qui s’appuie sur le principe inverse, c’est-à-dire de planifier tous les usages possibles que peut permettre un aménagement urbain afin d’en prévoir tous les aléas. Herman HERTZBERGER pense lui aussi que l’espace public ne doit pas être « réglé, défini » ; il faut des zones flexibles, qui peuvent être interprétées et interprétables, « c’est exactement là où le petit enfant se trouve bien ».
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Un espace public où plusieurs enfants jouent devient synonyme de sécurité, car les habitants et commerçants proches vont naturellement avoir tendance à surveiller et prêter attention à un espace très fréquenté par des enfants, comme une forme d’autorégulation. Redonner sa place à l’enfant dans la ville, c’est aussi lui redonner son droit d’enfant citoyen, c’est redonner l’espace public à tous les publics, où tout le monde a sa place.
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Image générée par un IA, recherche sous les termes « Un enfant centré au milieu de l'image qui essaye maladroitement de se comporter comme un adulte au milieu de la ville grande et un peu effrayante, entouré d'adultes de voitures et de trottoirs trop petits, il a l'air un peu perdu, dans le style dessin crayonné »
BIBLIOGRAPHIE
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CURNIER Sonia, « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques, 10 novembre 2014, consulté le 20 juin 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html
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DELEVOYE Vanessa, « Enfants dans l’espace public : enquête sur une disparition. » publié le 17 mai 2022, consulté le 11 juin 2024, URL : https://www.urbislemag.fr/enfants-dans-l-espace-public-enquete-sur-une-disparition-billet-642-urbis-le-mag.html
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KOCH Marjolaine, « Espace public : quelle place pour les enfants dans la ville ? » publié le 17 mars 2016, consulté le 12 juin 2024, URL : https://www.lettreducadre.fr/article/espace-public-quelle-place-pour-les-enfants-dans-la-ville.37990
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MOUTIEZ Julia, « La ludification de l’espace public comme outil de programmation urbaine chez les concepteur.ice.s des espaces publics européens contemporains », Paris projet, 2020, Équipements et services publics 2030, 8 janvier 2021, p.106-109.
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PAQUOT Thierry, Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, CNRS éditions, 2017, p.20-26 et p.199-207.
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PAQUOT Thierry, Pays de l’enfance, Vincennes, Terre Urbaine, 2022, p.65-117.
MÉDIAGRAPHIE
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KARINEDANA, « Parole d’architectes sur l’espace public : H.Hertzberger, I.Rota, V.Aureli » [Vidéo] publié le 14 juin 2017 sur vimeo.com, consulté le 13 juin 2024, URL: https://vimeo.com/221550875
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